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qui sont accessibles à tous. Il est vrai qu’en lisant certains détails qu’Ovide donne sur elle, on la trouve fort complaisante et de mœurs bien faciles ; mais après tout elle ne l’est pas plus que la Délie de Tibulle et la Cynthie de Properce, et nous savons que c’étaient deux femmes du monde, et que la dernière portait un nom très honorable. Cependant j’aime mieux croire, malgré toutes ces raisons, qu’il faut ranger Corinne dans ce qu’Horace appelle la seconde classe, ou, comme on dit chez nous, dans le demi-monde. Ovide s’est défendu avec une grande vivacité d’avoir jamais aimé de femme mariée. « Il n’y a personne, dit-il, même dans le peuple, qui par ma faute puisse douter de la légitimité de ses enfans ». C’était là le plus grand des crimes pour des Romains. L’opinion le condamnait aussi bien que la loi. En revanche, on était fort indulgent pour l’amour des courtisanes. Plaute, qui se donne quelquefois des airs de moraliste, disait : « Pourvu qu’on se garde de traverser le terrain d’autrui, rien n’empêche de cheminer sur la grande route ». Voilà pourquoi Ovide, qui a tant occupé le public de sa vie dissipée et qui reconnaît que tout le monde en parlait à Rome, ajoute intrépidement qu’il n’a jamais couru de méchans bruits sur lui. C’est que l’amour de Corinne et de ses pareilles n’était pas de ceux qui donnent un mauvais renom.

Il faut avouer que cette incertitude, qu’on a quelque peine à dissiper quand on lit les Amours, n’est pas très favorable à la société de ce temps. S’il est difficile de distinguer quelle classe Ovide a voulu peindre, c’est que les classes se confondaient souvent ensemble. Les tableaux légers qu’il a tracés convenaient presque également à toutes. Lui-même passe de l’une à l’autre sans nous avertir et avec une aisance qui prouve qu’elles n’étaient pas très profondément séparées. Quand il nous dit qu’à Rome on n’est occupé que de plaisir, que Vénus règne dans la ville fondée par son fils, qu’il n’y a de femme vertueuse que celle dont personne ne se soucie, casta est quam nemo rogavit, il semble parler pour tout le monde et ne fait pas d’exception. Il y a même une de ses élégies sur laquelle aucun doute n’est possible ; c’est bien aux gens mariés qu’elle s’adresse, et par malheur pour la morale elle est à la fois une des plus agréables et des plus légères du recueil. C’est celle où il conseille aux maris trop sévères d’être plus confians en leurs femmes et de ne pas multiplier les précautions, inutiles. On comprend qu’il leur dise : « Vous avez beau garder tout le reste, vous n’êtes pas maîtres de son âme. Quand tous les verrous sont bien fermés, l’amant est dans le cœur ». Ou encore : « Nous souhaitons surtout ce qu’on tient à nous refuser. Le soin qu’on met à se garder attire les voleurs. Peu de gens aiment les plaisirs faciles. Il y a des femmes qui plaisent moins par leur beauté que par l’amour de leur mari.