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que j’ai les sentimens d’une femme ; je reconnais que mon âme est faible dans l’infortune ». C’est sur la nature qu’il rejette la faute : « J’étais né pour le repos et les loisirs ; j’avais horreur des affaires sérieuses ; je ne connaissais pas la peine ». Peut-être aurait-il été plus juste de s’en prendre à la façon dont il avait vécu jusque-là. La vie du monde a quelque chose d’amollissant ; elle peut ajouter à la valeur d’un homme médiocre, mais un homme distingué y perd son temps et sa force. Ce frottement de tous les jours, qui donne aux caractères le brillant et le poli, leur ôte une partie de leur vigueur. Il en est des âmes comme des corps : l’aisance du maintien et la grâce des attitudes ne s’obtiennent qu’aux dépens de la fermeté, et d’ordinaire on ne s’assouplit qu’en s’énervant. Le vieux Varron, qui n’était qu’un paysan et qu’un mal-appris, supporta courageusement la mauvaise fortune. « En quelque lieu que vous soyez, disait-il à ceux que l’exil effrayait, la nature n’est-elle pas partout la même ? » Au contraire, Cicéron, Ovide et Sénèque, des gens d’esprit, habitués à fréquenter les sociétés élégantes, quand il leur a fallu quitter Rome, ont passé leur temps à gémir. C’est que la vie mondaine crée en dehors des besoins véritables une foule de besoins imaginaires, et il arrive de ceux-là comme des affections déraisonnables : ils s’emparent du cœur plus fortement que les autres, et l’on ne peut plus supporter d’en être privé. C’est le monde et ses plaisirs qu’Ovide a le plus vivement regrettés. — Sa pensée ne quitte jamais ces réunions distinguées dont il était l’âme ; il songe à ces lectures publiques où ses vers étaient accueillis avec tant d’applaudissemens ; des rivages du Pont-Euxin, il croit voir « ces temples, ces théâtres de marbre, ces portiques, ces gazons du champ de Mars et ces beaux jardins publics où se promène la jeunesse ». Quand revient l’époque de quelque fête, il en suit de loin tous les incidens ; on dirait vraiment qu’il y assiste. « Maintenant on monte à cheval ; voici l’heure où l’on s’escrime dans des combats pacifiques. On lance la balle ou le disque. Le théâtre s’ouvre, et chacun applaudit avec passion les acteurs qu’il préfère ». Lorsqu’il envoie à Rome un de ses livres, il part avec lui, et son imagination l’accompagne. Qu’il est heureux de revoir encore une fois ces lieux qu’il ne peut oublier ! Voilà le Forum, la voie Sacrée, le temple de Vesta ; cette porte ornée d’une couronne de chêne, Ovide la reconnaît bien, c’est celle du Palatin. Il y pénètre ou plutôt il s’y glisse, il s’y traîne en suppliant pour désarmer « la divinité terrible dont il n’a que trop senti la puissance[1]. » Au retour de ces voyages

  1. On sait que dans ce voyage poétique l’énumération des lieux est si exacte, qu’elle a guidé M. Piétro Rosa, l’intelligent directeur des fouilles du Palatin, dans les travaux qu’il accomplit pour la restitution du palais des césars.