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un artiste expérimenté. ; C’est un assemblage de prés, de champs labourés, de jardins, de futaies, de taillis, de groupes d’arbres verts jetés çà et là sur les ondulations d’un terrain que parcourt capricieusement cette rivière de la Lydoire, si souvent mentionnée par Montaigne.

En l’état actuel[1], le château se compose de cinq pavillons de dimensions inégales, surmontés de toits aigus comme des toits du palais de Fontainebleau, et flanqués, sur la cour et sur la terrasse, de deux tours, l’une ronde et l’autre octogone, et de deux tourelles. La tour de Montaigne est elle-même un assez bizarre assemblage de trois tours de largeur différente, quoique d’une égale hauteur. Placez au sommet la grosse cloche qui en a été jadis enlevée et qui sonnait « tous les jours l’Ave Maria à la diane et à la retraite, » réédifiez la tour de Madame, sur les murailles rebâties du château mettez au-dessus des portes et des croisées les riches sculptures en pierre qui les couronnaient, et vous aurez sous les yeux l’habitation telle qu’elle était au XVIe siècle. A l’intérieur de la tour, toutes les distributions anciennes décrites dans les Essais existent encore. La bibliothèque, « la librairie, » que Montaigne qualifiait de « belle entre les librairies de village, » est vide ; on y voit seulement les crampons de fer qui soutenaient les livres « rengez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l’environ. » Les inscriptions, au nombre de cinquante-quatre, dans lesquelles semble se refléter sous différens aspects la pensée des Essais, restent très lisibles sur les soliveaux du plafond[2]. C’est dans cette tour qu’il faut relire les Essais ; on dirait que des murs s’échappent, pour éclairer cette lecture, des lumières inattendues. Mille traits inaperçus jusque-là viennent soudain frapper les regards. En fait, cette tour était pour Montaigne un véritable observatoire : non qu’on le vît souvent à sa fenêtre contemplant les étoiles ou suivant d’un œil curieux les voyageurs qui approchaient de sa demeure ; ce qu’il

  1. Depuis la mort de Michel Montaigne, son château a traversé des fortunes diverses, successivement abandonné aux injures du temps, dégradé par la main des hommes, et enfin depuis quelques années restauré peu à peu sur ses bases anciennes. Il y a moins de quinze ans, la chapelle était un magasin de pommes de terre ; la chambre à coucher de Michel Montaigne, celle où il a rendu le dernier soupir, servait de chenil. La tour de Madame était tombée sous le marteau pour alimenter de ses débris un four à chaux, et la tour de Montaigne, située à un autre angle de la cour, eût subi le même sort, si l’on n’eût fait entendre la menace de la classer parmi les monumens historiques. C’est au propriétaire actuel, qu’on doit la conservation et la restitution de cette antique demeure. Les pavillons abattus sont déjà relevés. Les anciennes fondations, recherchées avec soin et retrouvées, ont permis de suivre le premier plan. Les renseignemens épars dans les Essais aident à compléter ce travail de restauration.
  2. On peut les étudier dans l’ouvrage intitulé Montaigne chez lui, par M. le docteur Galy.