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avec ses jardins embaumés, Bagdad, dont le nom seul rappelle le souvenir de Haroun-al-Rachid et de tant d’illustres califes, cités glorieuses où le voyageur arrive l’imagination pleine des récits des Mille et une Nuits, pour se réveiller au milieu de ruines poudreuses et d’une misère matérielle moins profonde encore que la misère morale qu’elle recouvre. Bokhara et Samarkande ne font pas exception à cette règle. Déjà au XIIe siècle, au temps d’Édrisi, la décadence avait commencé, et Samarkande en ruine n’était plus qu’un riche entrepôt d’esclaves. Il me semble difficile d’évaluer à plus de un million deux cent mille âmes la population totale de la principauté : autrement l’on ne comprendrait guère que l’émir qui règne aujourd’hui, prêchant la guerre sainte et obligé de réunir toutes les forces disponibles de son khanat pour arrêter la marche victorieuse des Russes, n’ait pu mettre en ligne que quarante mille hommes à la journée d’Irdjar.

Le gouvernement de Bokhara est la pure monarchie d’après le Koran : un souverain absolu semi-pontife, car le livre saint ne lui impose d’autre devoir que de mettre son autorité suprême au service de la foi et d’être le bras séculier de l’islam. L’idéal d’un gouvernement musulman est tout à fait le contre-pied de ce que nous entendons par gouvernement dans notre société, où l’idée chrétienne n’a point enrayé le progrès de l’économie politique. De la vieille notion d’un certain absolutisme patriarcal qui ne devait de compte qu’à Dieu, nous en sommes arrivés par degrés à celle d’une magistrature héréditaire, investie de pouvoirs limités et définis, soumise à des devoirs multiples, gouvernant d’après le consentement des majorités et pour la protection des intérêts légitimes de tous. Ce contrat synallagmatique, passé sur le pied d’égalité entre un peuple et son souverain, est aux yeux du vrai musulman une monstruosité sans nom, l’œuvre d’une société d’où Dieu est absent. Qu’est-ce qu’un sultan ou un émir selon la vraie tradition de l’islam, selon le cœur du prophète ? C’est l’homme pieux qui remplit avec zèle les prescriptions extérieures du culte, qui veille à ce que la foi ne s’attiédisse pas, qui dote les mosquées, les tekés et les medressés (couvens et écoles théologiques), qui rend bonne justice à tous, et qui entreprend le plus souvent qu’il peut des djihad (croisades) contre les infidèles voisins de son territoire, chrétiens ou païens, les mettant à mort, et (ce qui est cent fois plus méritoire) enlevant de grands troupeaux d’esclaves qu’il convertit de force à la religion de la lumière. Voilà le vrai sultan, celui qui a le droit de prendre le titre de « colonne de la foi, » le plus glorieux qu’un souverain puisse rêver. Qui osera parler d’administration, d’impôt régulier, de balance de budget, d’industrie et de commerce à faire