Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/693

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

frontière mal définie, en face de Bokhara frémissante, haineuse, humiliée et toujours prête à la vengeance.

Une autre raison, qui tient plus directement au progrès général de la civilisation, nous fait désirer la chute de tout ce qui reste de ces états touraniens : c’est qu’il n’y a pas dans le monde un plus vaste théâtre de cette industrie immorale à laquelle les puissances européennes ont porté un assez rude coup en Turquie, je veux parler de la traite des blancs. On sait que les steppes arides qui courent de l’Oxus à la Caspienne sont parcourues par une population livrée en apparence à la vie pastorale, mais dont le gagne-pain le plus réel est la chasse aux hommes : j’ai nommé les Turcomans. Pour ces nomades, cette chasse aux hommes est une occupation régulière aussi naturelle, à leur avis, que l’est la pêche pour les habitans de notre littoral. De même que chez nous un lieutenant de louveterie annonce une battue plusieurs jours à l’avance et fait appel aux amateurs de bonne volonté, de même un Turcoman connu par d’heureux coups de main envoie dans les aouls voisins des cavaliers pour avertir qu’à tel jour, en tel lieu, il aura besoin de dix ou douze cavaliers de bonne volonté. Tous les jeunes gens, avides d’aventures s’empressent d’accourir, le chef leur expose son plan de campagne, et l’on va tomber à l’improviste sur quelque village du Khoraçan ou du pays d’Hérat, qui est pillé et saccagé en un tour de main. Tout ce qui résiste (le cas est assez rare) est poignardé ; hommes, femmes, enfans, sont liés, jetés en croupe ou forcés à coup de fouet de marcher devant les ravisseurs ; on met la main sur tout ce qui peut être emporté sans perte de temps, et les vainqueurs retournent au campement, où la répartition du butin se fait suivant les règles invariables du code turcoman. Les premiers jours, les captifs sont conservés au campement, où leurs parens ou amis viennent négocier leur rançon ; passé un certain temps, la plupart de ceux qui ne sont pas rachetés sont dirigés sur les marchés d’esclaves, parmi lesquels celui de Bokhara tient le premier rang.

Les naïfs pourront se demander comment des gens qui paraissent des sectateurs fervens de l’islamisme osent enfreindre si ouvertement la défense faite par le Koran de réduire leurs coreligionnaires en servitude. Le moyen employé pour tourner le texte de la loi fait plus d’honneur à l’impudence des Turcomans qu’à leur subtilité. Les Persans, aux dépens de qui ont lieu presque toutes leurs razziasi sont, comme on sait, du rite chiite, et par conséquent passent pour d’odieux hérétiques aux yeux des Turcomans, qui suivent le rite sunnite. On a trouvé des khadjas (docteurs) complaisans pour déclarer qu’un chiite, étant pire qu’un infidèle, doit être traité comme tel, et les bandits, heureux d’une décision qui met leur