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bourse en filet de soie dont, en causant, le grelot d’acier l’atteignit, le blessa. La fatalité voulut que l’œil touché fût le bon ; de borgne il devenait aveugle. Tout autre prince à sa place eût résigné ses droits à la couronne ; lui, il tint ferme, et redoublant de vigueur morale, guelfe par l’indomptable énergie du cœur, comme, hélas ! par la faiblesse incurable des yeux, il résolut de faire face à la destinée et d’être partout et toujours, dans sa vie et sur son trône, comme si son infirmité n’était pas. Il ne quittait point l’uniforme, passait des revues à cheval, et quand il se promenait dans le parc de Herrenhausen, s’il vous rencontrait au détour d’une allée : « Bonjour, disait-il en prononçant votre nom, que lui révélait à l’instant une finesse d’ouïe extraordinaire à laquelle aidait bien aussi quelque peu la personne qui l’accompagnait, — bonjour ! Vous allez bien, cela se voit, je vous trouve bonne mine ! »

On souriait : c’était du stoïcisme. Il faisait son métier de roi, obéissait malgré le sort au programme transmis, et ce programme, il aura du moins su le maintenir jusque sur le champ de bataille où la couronne est tombée de sa tête. A Langensaltza, sous le feu de la canonnade prussienne, l’aveugle commandait ses troupes. Un aide de camp tenait en main les rênes du cheval, et tant que dura l’action, qui fut chaude, comme on sait, il paya loyalement de sa personne. Imperturbable au milieu des balles qui sifflaient à ses oreilles, la tête haute, l’œil mort, mais fier comme toujours, il regardait à l’horizon. Hélas ! mieux vaut quelquefois ne pas y voir !

J’ai cité Shakspeare tout à l’heure ; ô vieux Will, quel spectacle pour toi, quel sujet de poignante ironie, si pendant que le Lear hanovrien jouait bravement sa fortune dans la bataille, il t’eût été donné de suivre tout au loin, hors de portée de la mitraille, les mouvemens d’aller et de retour, les zigzags décrits galamment sur le sable par une élégante calèche à la Daumont où se tenait assis, en habit de chasse, quelqu’un qui, pour endosser son uniforme de général plié dans un des coffres de la voiture, n’attendait que le moment où la victoire se prononcerait ! La reine, restée seule, à Herrenhausen, elle aussi, attendait. Le lendemain, vêtue de deuil, elle parut dans Hanovre, et quelques jours après, comme elle continuait à vaquer à ses devoirs de femme et de princesse, visitant les hôpitaux, consolant de son mieux, on lui fit entendre qu’elle gênait. Nous ne sommes plus au temps de Fontenoy, je le sais et ne le regrette point ; mais j’avoue que je ne peux me faire à cet incroyable amalgame de droit divin et d’américanisme. Quand Napoléon manquait de respect à la reine de Prusse, lorsque après Iéna, pénétrant comme la foudre dans le palais de Weimar, il abordait la duchesse par cette agréable apostrophe ; « Madame, je briserai votre mari ! » le grand empereur avait pour excuse son origine, il n’était point ne dans ce monde-là, et tous ces souverains dont il malmenait les femmes n’étaient ses bons frères que dans les protocoles ; mais de Hohenzollern à Guelfe si peu d’égards ! for shame !