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Assez parler du prince : revenons au virtuose, au premier violon de sa chapelle ; c’est, je crois, le titre que M. Joachim portait à Hanovre. Virtuose ici ne suffit point, c’est artiste et grand artiste qu’il faut dire. Le virtuose exécute des airs variés, s’amuse aux tours de force, cadence, trille, se fait entendre. Pourvu qu’il brille, lui, qu’on l’applaudisse, qu’on le rappelle, qu’importe le reste ? M. Joachim ne comprend pas ainsi les choses. C’est au centre même de la musique qu’il se place, de la musique absolue, et là, sans préjudice pour l’ensemble, ses qualités individuelles se développent : largeur et beauté de son, vigueur et souplesse d’archet, style superbe, que nulle difficulté n’embarrasse ni ne trouble, et dont le calme jamais ne se trahit. Tandis que le violoniste ordinaire, le virtuose n’écoute que lui-même, on sent que M. Joachim écoute, entend la partition. C’est un classique. L’étude et la pratique du violon, a dit quelque part Wilhelm Riess, forcément ramènent aux vieux maîtres ; le piano tout au contraire, — même en dépit de Bach, — se rattache à la période moderne. Les grands classiques allemands, les instrumentalistes par excellence, Haydn, Mozart, pensent pour le violon. L’originalité de leurs formes, de leur manière, a l’esprit, le tempérament du violon. Leur tour de phrase nous rappelle cet instrument, alors même qu’ils écrivent pour le piano. Hérold avait de cela. Tel passage de Zampa, du Pré aux Clercs surtout, porte la trace évidente de cette préoccupation vraisemblablement inconsciente. Les vieux maîtres composent dans le quatuor comme Ingres peint dans le dessin, comme les Vénitiens et Delacroix peignent dans la couleur. J’ai souvent ouï dire en Allemagne que, pour apprécier dignement Haydn. Il fallait être violoniste, et violoniste à la fois et chanteur pour se pouvoir rendre un compte exact de Mozart. Le simple pianiste ne possédera jamais qu’une notion très imparfaite de ces maîtres, qui, dans leurs œuvres de piano, emploient les formes toujours plus ou moins caduques du moment, et, pour se montrer ce qu’ils sont, pour affirmer l’immortalité de leur génie, ont besoin du quatuor ou de la symphonie. Tout au contraire, dès qu’il s’agit de musique moderne, le piano reprend ses droits. Une symphonie de Mendelssohn, quand on l’exécute au piano, se laisse faire. Essayez la même expérience pour le moindre quatuor d’Haydn, autant vaudrait traduire Homère en vers français. Avec Beethoven, — en toute chose le grand intermédiaire, l’homme en qui les extrêmes se rejoignent, — s’accomplit la transition de l’antique au moderne. Le premier, il commence à penser au piano pour le piano, et sa phrase musicale passe du clavier au quatuor, au chant, à l’orchestre, d’où ce mot souvent répété que tout appréciateur intelligent de ce maître des maîtres doit avoir, sinon le double talent du pianiste et du violoniste, au moins certaines connaissances, certaines clartés, comme dirait Molière, de l’un et l’autre de ces instrumens.

Le violon donne l’envie d’étudier la partition, le piano la satisfait. Le violon nous révèle dans leur plasticité la plus pure les formes mélodiques,