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du règne humain comme des règnes de la nature, Goethe, qui a toujours gouverné si pleinement les mouvemens de son imagination, ne s’est jamais élevé, même sous l’empire de l’illusion poétique, à cet enthousiasme qui suscite dans l’âme d’Hœlderlin la piété d’un ancien envers ses dieux. Cette étrange faculté a déconcerté Schiller et Goethe. « Il y a là plus d’histoire naturelle que de poésie, écrit Goethe à Schiller à propos de quelques pièces d’Hœlderlin. Ces morceaux me font l’effet des vieilles tentures où l’on voit les animaux rassemblés dans le paradis terrestre autour d’Adam. » Ce jugement étonne, et les meilleurs juges en Allemagne l’ont cassé depuis longtemps. Ce que Goethe appelle histoire naturelle est la métamorphose la plus hardie de la nature qu’aucun poète moderne ait osée, si toutefois il peut y avoir de l’audace à créer des dieux sans s’en douter. La place d’Hœlderlin est parmi les grands lyriques, non pas seulement de son pays, mais de tous les temps. Le lyrisme familier, celui qui se nourrit des joies, des chagrins de tous les jours et des sentimens ordinaires que la vie apporte, est commun au-delà du Rhin ; il a produit une moisson de lieds et de ballades incomparables. L’Allemagne a peu de ces lyriques dont l’enthousiasme a besoin pour s’exprimer de l’ode et de l’hymne, qui semblent faits pour promener sur le parvis des temples leurs robes à franges d’or. Hœlderlin est de ceux-là. On retrouverait bien dans ses poésies la trace des incidens de sa vie, on y pourrait découvrir comment il a aimé et souffert : depuis les murmures enchantés de l’amour naissant jusqu’aux sanglots qui accompagnent la séparation, on pourrait suivre, toutes les phases de sa passion pour Diotime ; mais ce n’est pas là-dessus qu’il faut mesurer son génie. Malgré les orages de sa vie, son inspiration atteint d’abord la majesté, ses idées revêtent comme d’elles-mêmes la pompe des rhythmes sacrés. Il est de la famille des Pindare et des Alcée, gardiens des traditions, interprètes des pensées divines, chantres des puissances d’en haut. Ce que l’âge fabuleux des héros mêlés aux hommes sur la terre encore neuve et celui des luttes entre les générations célestes sont pour les lyriques grecs, la Grèce elle-même, j’entends la Grèce historique de Périclès, l’est pour le poète allemand ; c’est son âge d’or, là se trouve pour lui le type absolu de la vie humaine. Hœlderlin est païen comme Goethe, mais dans un sens tout autrement rigoureux. Au reste il doit être mis à part et à distance égale des deux camps qui se forment dans la littérature allemande au moment où le romantisme y fait irruption et réagit contre la grande poésie humaine de Goethe et de Schiller. Hœlderlin n’est pas un peintre de l’humanité, et la réflexion domine trop chez lui pour qu’on puisse le considérer comme un classique. D’autre part, il a bien quelques-uns des traits qui distinguent les romantiques : les préoccupations re-