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occupe-toi de ton rouet et défie-toi de tes idées. Tes brouillards n’ont pas le sens commun.

Il monta dans son cabinet de travail, s’étendit dans un fauteuil. La nuit se faisait ; peu à peu l’obscurité envahit la chambre, Didier restait immobile ; il pensait à sa cousine et se disait qu’assurément il ne l’aimait pas, mais que cependant il y avait en elle quelque chose qu’il aimait, un fantôme qui par momens se ; laissait entrevoir, une adorable vision emprisonnée dans une argile humaine, comme ces nymphes de la fable que l’œil des poètes voyait remuer sous la froide écorce des chênes. Apparemment ce qu’il aimait dans Mme d’Azado, c’était sa beauté, mais sa beauté seule, toute nue et comme dégagée de sa personne : il aurait voulu évoquer à lui cette beauté par un sortilège ; la lumière qui se jouait sur les cheveux, sur le front de Lucile, la limpidité qu’elle avait dans le regard, le contour moelleux de ses épaules et de son sein, les lignes ondoyantes de son corps, le bercement de sa démarche, la grâce naturelle, aisée, coulante, qui accompagnait tous ses mouvemens, il aurait voulu s’emparer de tout cela pour en faire je ne sais quel être aérien, léger comme un souffle, vain comme une illusion, — une apparition qu’il vît glisser comme une blancheur dans la nuit, qu’il pût respirer dans l’air, d’une seule haleine, comme un parfum, et qui, allant et venant à son commandement, se dissipât sans laisser de trace, lorsque ses yeux et son désir seraient rassasiés. Sans doute il souhaitait que sa chimère eût assez de corps pour qu’il pût la toucher, la serrer dans ses bras. Elle devait avoir des genoux où il pût reposer sa tète, des mains qu’il sentît passer sur son front ; mais il exigeait d’elle ces mollesses infinies qu’ont les choses dans nos songes. Il entendait aussi qu’elle eût des sens, qu’elle frémît sous ses caresses, qu’elle fût capable de l’aimer, mais comme une esclave aime son maître, ou mieux comme les fleurs aiment le soleil, à leur insu, par l’effet d’une aveugle ivresse qui s’ignore… Et tout en accomplissant son évocation il revenait par intervalles au sentiment du réel, et il se disait avec chagrin qu’il y avait dans Lucile autre chose que la beauté, un cœur dont il n’avait que faire et dont les dévouemens devaient être fort incommodes, un bon sens dont les calculs lui étaient suspects, une volonté qui l’inquiétait, des souvenirs qui le contrariaient. Elle avait connu la vie, elle avait un passé, elle était trop réelle, elle avait le tort d’exister trop. La Lucile de ses rêves n’était que le premier trait d’une esquisse à peine arrêtée, la fraîcheur d’une éclosion, le lever d’une aurore, une divine incertitude, le commencement d’une vie encore tout enveloppée de néant, mais où l’on sent déjà la présence muette d’un avenir…