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PROSPER RANDOCE.

L’ombre s’était épaissie autour de lui, et dans cette ombre Didier voyait apparaître de longs cheveux flottans aux reflets dorés, au-dessous deux tempes baignées de lumière et de grands yeux humides qui le regardaient avec une douceur infinie ; le bas du visage était comme inachevé, et les contours du corps à peine indiqués par une ligne fuyante qui se dérobait dans la nuit. Didier s’assoupissait à demi, se sentant regardé et buvant la volupté de ce regard qui l’enveloppait tout entier de sa douceur et de son silence. Fuis il se réveillait en prononçant tout bas le nom de Lucile, et aussitôt l’apparition s’évanouissait, la vraie Lucile se présentait devant lui et lui disait : — Ma beauté et moi, nous n’allons pas l’une sans l’autre. Il y a une femme en moi, il faut l’aimer… À quoi Didier répondait : — Impossible ! — et il retournait à son rêve.

À la même heure, Mme d’Azado se promenait seule sur sa terrasse. Elle avait aussi son rêve. — C’est singulier, se disait-elle ; tant que je l’ai vu autre qu’il n’est, tant que je l’ai cru capable de donner le bonheur, je n’ai ressenti pour lui que de l’amitié. C’est en découvrant ses défauts que l’amour est venu. En jour, ici, pour la première fois, il m’a dit un mot dur, et j’ai senti que j’étais à lui… Et Lucile pensait à tout ce qu’elle ferait pour son malade, si seulement il consentait à la laisser faire ; en attendant, ne serait-ce pas un bonheur de souffrir pour lui et par lui ?… De temps en temps elle se disait : — Comme il m’a traitée aujourd’hui ! serait-il jaloux de mon passé ? — Et cette pensée gonflait son cœur d’espérance et mettait sa joue en feu.

Il faut convenir qu’elle et lui avaient deux façons d’aimer fort différentes.

Elle rentra au salon et trouva M me Bréhanne à demi assoupie dans sa bergère. — À quoi songez-vous ? lui dit-elle.

— Je faisais un rêve charmant, répondit M me Bréhanne en se frottant les yeux. Tu épousais le beau Dunois (elle appelait ainsi Didiei), et nous partions tous les trois pour Paris.

— Quelle folie ! dit Lucile en riant, et elle se mit à son piano, qu’elle n’avait pas ouvert depuis deux ans.

VII.

Le lendemain, Didier s’achemina dans l’après-midi vers le rocher de l’Aiguille. Au pied du vaste éboulis qui lui sert de piédestal, s’élève une butte arrondie où il s’assit, les deux coudes appuyés sur ses genoux, sa joue dans sa main. Ses regards plongeaient sur une prairie en pente ombragée de noyers qui aboutissait à un précipice ; dans le fond de la vallée, il apercevait les eaux verdâtres de l’Agues, dont le murmure ne montait pas jusqu’à lui ; par delà