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dans le midi et le centre de la France. « Nous passâmes quelques jours à Barante environnés de nos souvenirs. Ce temps-là a beaucoup influé sur moi et opéra dans mon âme une sorte de révolution ; il me semble que les pensées morales et religieuses, que les sentimens élevés que je puis avoir datent de ce moment. J’appris à valoir mieux qu’auparavant ; ma conscience devint plus éclairée et plus sévère. Je lus beaucoup alors un livre que mon père aimait par-dessus tous les autres et qui auparavant m’avait plutôt cabré que soumis : c’étaient les Pensées de Pascal ; elles ont laissé beaucoup de substance dans mon esprit. Nous nous rendîmes à Paris. Nous ne pensâmes plus aux affaires étrangères ; M. Chaptal était alors ministre de l’intérieur, et avait très bien accueilli mon père ; j’étais camarade de pension et ami de son fils ; il fut résolu que je travaillerais dans les bureaux de son ministère pour me préparer aux fonctions administratives. J’y entrai en effet en 1802 comme surnuméraire ; mon père repartit seul avec ma jeune sœur, et je restai à Paris. Je gardai assez longtemps un fonds de tristesse et de goût pour la solitude ; j’avais conservé de l’École polytechnique du dégoût pour la société frivole des salons : je lisais des livres sérieux, je faisais à moi seul quelques études de droit, je me formais des idées générales sur l’administration tout en travaillant à la besogne un peu routinière qui m’occupait au bureau. Je suivais avec un grand intérêt la marche des affaires publiques. Nous nous écrivions sans cesse, mon père et moi. Il vivait sombre et solitaire dans sa préfecture lorsqu’un incident imprévu vint troubler son repos. Le concordat conclu en 1801 avait été promulgué solennellement au mois d’avril 1802, et s’était trouvé peu en harmonie avec les opinions et les habitudes alors dominantes. Le premier consul, selon sa politique, ne se pressa point et laissa aux esprits le temps de s’accoutumer au grand acte qu’il avait risqué. Ce fut seulement vers la fin de l’année qu’on installa les évêques. Malgré ce délai et cette précaution, le moment fut critique ; presque partout le déchaînement fut visible contre cette restauration de l’autorité ecclésiastique ; dans quelques villes, il y eut même des émeutes. A Carcassone, elle fut violente, des pierres furent jetées, le prêtre fut assailli et blessé devant l’autel. Mon père n’était jamais porté à mettre de la dureté et de la violence dans l’exercice du pouvoir ; mais il montra de la fermeté, ne recula point devant la sédition et fit commencer des poursuites contre les perturbateurs. Le parti révolutionnaire se mit en grand mouvement ; il envoya des courriers à Paris, où il avait, près de l’entourage du gouvernement, plus de crédit que le préfet. Le premier consul prit pour règle en cette occasion, comme en beaucoup d’autres, de donner tort à ceux qui