Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/348

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
344
REVUE DES DEUX MONDES.

— Je ne suis pas assez bourgeois pour vous reprocher vos bronzes, interrompit Didier avec un peu d’impatience ; mais je suis trop votre ami pour ne pas regretter que la vue d’un paletot gris vous cause de si vives émotions.

— Ne craignez pas pour moi les émotions. Qu’est-ce que le talent ? Une fièvre qui raisonne. Les adoucissans ne lui valent rien. On ne se grise pas de bouillon, et sans une pointe d’ivresse adieu l’inspiration !… Autrefois, mon cher, j’avais à mes trousses toute une meute de créanciers. De tous ces croquans, il ne m’est resté que Dubief. Ne m’ôtez pas Dubief. Je suis un garçon très rangé. En fait de folies, je me suis réduit à la portion congrue. Tel que vous me voyez, je possède de petites rentes, oh ! très petites par exemple, tout juste assez pour vivre, et (admirez ma sagesse !) c’est bien à cela que je les emploie. J’ai dressé mon budget ou plutôt mes deux budgets, l’ordinaire et l’extraordinaire, le budget des besoins et le budget des caprices… Et tenez, quand je vous disais tout à l’heure, croyant parler à Dubief, que mon escarcelle était vide, je mentais impudemment. Il y a dans ce tiroir un petit rouleau de napoléons qui doit me servir à payer mon terme le mois prochain. Je suis le modèle des locataires, toujours prêt à l’échéance. Vous voyez que je pourrais payer un à-compte à Dubief ; mais la sévérité de mes principes ne me permet pas de prendre un centime sur mon budget ordinaire pour payer Dubief. Les viremens répugnent à ma conscience. Que diable ! on a des principes ou on n’en a pas. Pour payer Dubief, — c’est un nom générique : mes Dubiefs sont mes caprices, — autrefois, pour payer mes caprices, je faisais de la copie pour un journal à deux sous. J’en pourrais faire encore, ma prose est cotée cher sur la place ; mais que les principes sont gênans ! J’ai juré de ne plus écrire une ligne de prose, et je tiendrai parole. Jouer est plus honnête… Ne faites pas la grimace ; je vous parle d’un petit baccarat, tranquille, discret. Que voulez-vous ? j’ai un bonheur insolent. J’ai perdu hier, je me rattraperai demain, et Dubief aura son à-compte.

C’est toujours là qu’il en revenait. Didier fit un effort, accoucha d’un sermon en trois points contre la fureur du jeu. Prosper l’écouta en silence ; il s’était levé et se promenait à petits pas dans la chambre, rentrant sa tête dans ses épaules, comme un homme qui reçoit une averse. Didier était, à vrai dire, un médiocre prédicateur ; sceptique par tempérament, il estimait que toutes les vérités morales sont à demi fausses. Une telle disposition d’esprit est peu favorable à l’éloquence ; les mais et les si sont un grand rémora pour un orateur. Il ne laissa pas de s’évertuer. — Faisons un traité, dit-il par manière de péroraison. Je vous avancerai les quinze