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PROSPER RANDOCE.


cents francs, vous paierez Dubief, et vous me promettrez de rester quinze jours sans toucher une carte. Il y a commencement à tout. Pendant ce temps, vous inventerez une autre façon de passer vos soirées…

— Et le diable n’y perdra rien, dit Prosper ; mais si je ne joue plus, dites-moi, je vous prie, où je me procurerai de quoi vous rembourser.

— Je prendrai patience, j’attendrai jusqu’à la première représentation du Fils de Faust-mais je veux vous proposer autre chose. Vous avez beau dire, vous ne me persuaderez pas que les poursuites d’un créancier et les émotions d’une partie de baccarat aient jamais donné du génie à personne ; je me défie de la fièvre et des fiévreux. Il faut se bien porter pour écrire des vers qui se portent bien : il y a de la joie dans tous les chefs-d’œuvre, la joie d’un esprit qui s’est affranchi de la vie et voit tout d’en haut. Si j’étais poète, je me ferais un devoir d’être heureux, et à cet effet je tâcherais d’avoir peu de besoins…

— Ta ! ta ! ta ! interrompit Prosper. Je vous vois venir ; nous reprenons tout doucement le chemin du grenier. Halte-là ! Le grenier ne me plaît pas, et j’ai la sainte horreur des balançoires

Mais vous aviez, disiez-vous, une proposition à me faire.

— La voici : je possède en Dauphiné, près de Nyons, un assez joli castel. J’y retournerai avant peu. Si vous étiez sage, vous partiriez avec moi. Je vous offre un appartement commode, en bon air, en plein jour, autant de pièces qu’il vous plaira. Vous auriez sous la main des bois, des rochers, des solitudes. Silence parlait ; nous tiendrions les fâcheux à distance. Pour quelque temps, vous oublieriez Dubief, tous les paletots gris, tous les tapis verts du monde, toutes les petites et grandes servitudes qui grèvent votre vie. Libre de tout tracas, tranquille comme un cerf au ressui, vous auriez le cœur à l’ouvrage et des facilités de composer et d’écrire dont vous seriez confondu. Tout coulerait comme de source, avec liberté, avec bonheur. Quelle fraîcheur de style ! quelle vivacité de coloris ! Je veux qu’avant six mois d’ici le Fils de Faust soit parachevé. Et je suspendrai à la porte de ma maison un écriteau portant : C’est ici qui le grand homme écrivit son premier chef-d’œuvre.

Pendant ce discours, Randoce faisait une étrange grimace. — Ma parole ! s’écria-t-il en s’inclinant jusqu’à terre, vous êtes prodigieux. Je vous proclame le premier homme du monde pour dire agréablement des choses lugubres ;… mais c’est un enterrement de première classe que vous me proposez là ! Serviteur à votre seign ri ! On ne respire qu’à Paris, on ne travaille "qu’à Paris, et il y a plus d’esprit dans un méchant pavé de la rue MouOetard que dans tous les rochers dauphinois dont vous me faites fête.