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PROSPER RANDOCE.


tention, le spectacle va commencer. Il vous est permis de voir, et même de toucher… Compagne de ma misère, consolatrice de mes douleurs, ange de ma vie, muse de mon génie, sortez de la nuit où se dérobe votre beauté.

À ces mots, le manteau s’entr’ouvrit et laissa" paraître les deux yeux les plus émerillonnés que Didier eût jamais vus. — Elle s’appelle Garminette, poursuivit Prosper.

Et, prenant la jeune fille par les deux mains, il la fit pirouetter. — Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Ètes-vous connaisseur ? Que vous semble de ce minois chiffonné, de cette coiffure hurlupée ? Peutêtre préférez-vous la Vénus de Milo. La Grèce ne s’y connaissait pas. Vivent les nez retroussés !… Et vous, ma fille, soyez sage. Monsieur est mon ami et, qui plus est, gentilhomme. Ne cassez rien ici, observez-vous, châtiez votre langage, et quoi que nous disions, ne faites point de commentaires à la hussarde.

Puis, la conduisant devant Didier : — Regardez-la bien, tout à l’heure vous l’entendrez. Vous êtes né, mon cher, sous une heureuse constellation. Vous êtes le premier à qui je montre cette dixième muse. Je la tiens cachée à tous les yeux jusqu’à ce que l’heure ait sonné de la révéler au monde. La petite fille que voici est un prodige, une étoile en espérance ; elle dépassera les plus fameux modèles ; ce qu’on vante aujourd’hui pâlira devant sa gloire. Un jour tous les cafés-chantans se la disputeront à prix d’or. Elle a cent mille livres de rente dans le gosier. Vous en jugerez tout à l’heure…

Didier ne bougeait non plus qu’une souche. Carminette s’était inclinée vers lui et le tenait sous le feu de son regard. Ces yeux de chat sauvage, dont il sentait l’égratignure, lui causaient un singulier malaise. Il venait de se plonger dans toutes les féeries de Shakspeare ; il avait dans la tête des Hélène, des Hermia, des Hippolyte, des Titania, toute une légion de fantômes aériens, tout ce qui voltige et bourdonne au fond des bois dans une nuit d’été. Et tout à coup il se trouvait en présence d’une méchante robe de soie reprisée, d’une petite fille qui n’était pas jeune, d’un gamin qui semblait être une femme, d’une femme qui était un à peu près de hussard, — fruit très vert et très mûr, commencement qui était une fin. Plus de page à tourner : le premier mot du livre était le dernier. Ni figure, ni beauté, ni grâce, et, chose étrange, les yeux ne pouvaient se détacher de cette laideron. C’était un charme ou plutôt un sortilège ; elle attirait le regard comme l’aimant attire le fer. Ni sexe, ni âge ; elle avait enjambé la vie d’un seul bond et se trouvait à l’autre bout avec des joues roses. Son sourire disait qu’elle n’avait plus rien à apprendre, et pourtant il y