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PROSPER RANDOCE.


brouillards, il mettrait le monde entier dans son œuvre… Un sérail ! il me faut un sérail. Cou d’albâtre, bouche de corail, étoile du matin, tourment de l’âme, accourez ! Mon cœur est de taille à vous loger toutes ; vous me donnerez le bonheur, je vous donnerai la gloire… Un sérail etdes tonnes d’or ! Une m’en faut pas davantage, et je compterai mes jours par des chefs-d’œuvre.

Ainsi parlait Randoce, d’une voix de stentor, l’œil étincelant de convoitise, les bras étendus et frémissans. Didier contemplait avec stupeur les mains crochues de son demi-frère, il lui semblait voir deux serres ardentes à la prise, ou, pour mieux dire, deux gouffres béans, prêts à engloutir sans rémission toutes les mines du Potose et tous les diamans du Brésil.

— Peut-être avez-vous raison, lui répondit-il froidement ; mais à ce compte le plus grand des poètes serait le Grand-Turc. Vous alléguerez que c’est un sournois qui s’est donné le mot pour ne rien dire, et que si vous étiez à sa place… Qu’en sait-on ? Voyez mon innocence : j’avais cru jusqu’aujourd’hui que c’est l’imagination qui fait le poète. Je ne veux pas qu’il pâtisse, la pauvreté diminue l’homme ; mais qu’a-t-il besoin d’un trône et de posséder l’univers ? Aspirant après ce qui lui manque, il aura de quoi rêver… Et tenez, ajouta-t-il en lui montrant du doigt Carminette endormie, à quoi tient-il, homme d’imagination, que cette charmante fille ne vous soit tout un sérail ? Et qui vous empêche de voir en elle tour à tour, selon les besoins du moment, une piqueuse de bottines, une étoile, une duchesse, une beauté malaise, une aimée, une bouche de corail et une tonne d’or ?

Prosper fit un haussement d’épaules. Il s’approcha du canapé, et, se croisant les bras, regarda fixement Carminette ; puis, l’ayant secouée, il la mit sur ses pieds, l’enveloppa dans son manteau et l’entraîna vers la porte. — Allons-nous-en, ma pauvre fille, lui dit-il ; on se moque de nous. — Au moment de sortir, Carminette, qui avait repris ses sens, se retourna vivement vers Didier, et lui envoya à travers la chambre, en signe d’adieu, une chiquenaude qui cette fois ne laissait rien à désirer.

Didier arpenta longtemps le salon, les mains derrière le dos. Si Carminette lui avait dit en partant : Je reviendrai demain ! — il l’eût prise volontiers au mot. — N’en aurai-je jamais fini avec mes curiosités ? pensait-il ; je sais ce qu’elles durent. Et par un caprice d’imagination il songea tout à coup à sa cousine, à ses cheveux d’or, à sa couronne de coquelicot, souvenir presque effacé de sa mémoire. Il eut honte des comparaisons involontaires qui se présentaient à son esprit ; il en demanda pardon à Mme d’Azado. Pendant une heure, il ne fit qu’aller et venir, regardant tour à tour le sopha