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l’accomplissement d’un dessein conçu à faux et mal calculé, mais de l’entraînement d’une passion guerrière et aventureuse, d’un besoin d’agir sans but déterminé, se fiant à son habileté, qui consistait surtout à saisir la chance dont il pouvait espérer le succès et à en tirer tout l’avantage possible. Voilà ce que chacun savait et voyait, ce que beaucoup même disaient avant que, par sa grande et forte résolution de ne point repasser la Vistule et de recomposer une superbe armée pendant l’hiver, l’empereur eût préparé la victoire de Friedland et le traité de Tilsitt.

« Mais cette hardiesse et cette puissance de volonté, cette habileté d’exécution, ne justifiaient pas la conception politique de cette guerre. Tant d’imprudence, de si grands intérêts joués au hasard, auraient dû laisser dans les esprits l’inquiétude pour l’avenir ; les conditions de la paix n’avaient rien de stable ; elles n’étaient évidemment qu’un point de départ pour courir à de nouvelles aventures. La puissance russe placée en regard et sur un pied d’égalité avec la puissance française, en supprimant tous les intermédiaires, était le présage d’une guerre prochaine. La Prusse, réduite de moitié, foulée aux pieds, insultée dans la personne de ses souverains et dans l’honneur de son armée, occupée militairement pendant la paix, devait nécessairement s’exalter de patriotisme et d’un désir de vengeance ; l’Autriche restait exaspérée et impatiente de retrouver l’occasion qu’elle avait manquée. L’Allemagne, où le vainqueur établissait un royaume français, cherchait sans doute à se former une unité nationale.

« Le signe le plus manifeste d’un avenir funeste, ce n’était pas la disposition de l’Europe entière ; c’était plutôt le génie de celui qui l’avait soumise : génie dont manifestement la vocation n’était pas de rien établir qui fût durable et solide, oubliant les véritables intérêts de la France, habile sans doute à rétablir l’ordre et la régularité dans l’administration de son empire, mais toujours occupé à préparer l’exécution de ses projets de guerre et de conquête, se proposant des résultats immenses et chimériques, moins dans l’espoir de les réaliser que pour se donner à lui-même un emploi de son indomptable activité, entraîné aussi par l’habitude des émotions de la guerre. Sa merveilleuse faculté de commandement, la sûreté de son coup d’œil, le mordant de son esprit et par-dessus tout le grand argument du succès avaient fait oublier à son entourage, surtout à ceux qu’il entraînait dans le mouvement et l’action, les pensées qu’ils avaient trois mois auparavant. Il ne pouvait en être ainsi pour ceux qui ne vivaient pas sous son prestige, et qui avaient le loisir d’observer sans être distraits de leurs réflexions.

« En France, la guerre apparaissait dans son auréole de gloire