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PROSPER RANDOCE.


Prosper poussa un soupir. — Je ne sais de qui vous voulez parler, répondit-il d’un ton bref, et l’entretien en demeura là.

M. Lermine avait pris Didier en affection ; il lui fit plusieurs visites, lui tâta le pouls, l’entreprit sur des questions de doctrine. Il ne voyait pas sans chagrin qu’un si charmant garçon donnât tête baissée dans les erreurs du siècle ; mais la contrariété de leurs opinions n’altéra point les sentimens qu’il lui avait voués. Il préférait ce sceptique à tel suppôt de sacristie qui, le lendemain du jour où l’on avait appris sa déconfiture, lui avait adressé des saluts plus courts d’un demi-quart de cercle. De son côté, Didier estimait que tant vaut l’homme, tant vaut sa croyance, et M. Lermine lui paraissait un excellent homme, lequel payait bien cher une peccadille ; pour avoir coupé ses bois à blanc estoc, on n’est pas un scélérat.

Dans la pensée de lui être agréable, il retourna plusieurs fois rue Joubert et affronta sans sourciller l’accueil glacial et les noirs sourires de M' ne Lermine. Le premier mercredi du mois de mars, en entrant dans le salon vers onze heures, il ouvrit de grands yeux. Une révolution venait de s’accomplir ; le coin du roi s’était reformé. Autour de M. Lennine se pressait un groupe d’officieux dont il était complimenté, fêté, caressé. Lui-même paraissait un autre homme ; il avait rajeuni de dix ans, grandi d’une coudée ; il portait la tête droite, répondait d’un air de supériorité aux déférences et aux empressemens dont il était l’objet. Le camp des amis de la reine était en désarroi ; ils se consultaient du regard ; on apercevait sur les visages de la curiosité, de l’hésitation, un certain flottement. M’ire Lermine avait le teint fort échauffé, elle s’efforçait de faire bonne mine à mauvais jeu ; mais on devinait aisément qu’elle n’était pas tranquille, elle avait la voix brève et agitait son éventail d’une main fiévreuse.

Aussitôt qu’il vit paraître Didier, M. Lermine fendit la presse et vint au-devant de lui, les bras ouverts ; il affecta pendant toute la soirée de le distinguer de la manière la plus flatteuse. Didier ne savait que penser. 11 regardait de temps en temps son frère, lequel avait l’air préoccupé, soucieux. Il le vit tourner à plusieurs reprises autour de cette belle Italienne, qui lui faisait d’ordinaire si bon visage ; elle était distraite et paraissait à peine l’apercevoir.

Enfin, de guerre lasse, Prosper se dirigea vers la porte et fit un signe à son frère, qui le suivit. — Ah çà ! que s’est-il passé ? demanda celui-ci quand ils furent au bas de l’escalier.

— Apprenez, mon cher, lui répondit Randoce, que les destins sont changeans comme la lune, et que l’on a bien tort de ne plus croire aux cousins d’Amérique. M. Lermine en avait un, dévot de profession comme lui, lequel avait établi une maison de banque à