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le même toit que vous, qui, soit à table, soit à la promenade, peut jouir de votre conversation sur les plus grandes choses qu’il y ait au monde ! » Spinoza lui répond : « N’enviez pas le sort de mon compagnon d’ici, car je ne vous cache pas qu’il m’est très suspect, et il n’est personne dont j’aie plus à me garder. C’est pourquoi je vous avertis expressément, vous et tous nos amis, de ne point lui communiquer mes doctrines avant qu’il soit arrivé à un âge plus avancé. Il est encore trop enfant, trop peu constant dans ses idées, plus ami de nouveauté que de vérité ; mais j’espère que ces défauts passeront avec l’âge. »

Voici un autre fait qui nous prouve avec quelle circonspection, tout en vivant dans un pays de liberté, Spinoza communiquait sa doctrine et permettait à ses disciples de la répandre. Parmi les jeunes esprits qu’il avait groupés autour de lui se trouvait un jeune noble allemand qui depuis a acquis une certaine célébrité philosophique, le baron de Tschirnaus, né en Allemagne en 1651, et que nous trouvons à Amsterdam en 1674 livré à des études de toute nature et membre du petit cénacle. Plus tard, il vit le maître lui-même, qui commença par lui faire connaître sa méthode philosophique, et de proche en proche lui en révéla le fond. Il était donc entièrement à Spinoza ; mais son esprit curieux et aventureux le portait à chercher la vérité partout. Il alla d’abord en Angleterre, où il vit Robert Boyle et Oldenbourg, le secrétaire de la Société royale ; puis il passa en France, où, par la protection de Huyghens, il devint précepteur du fils de Colbert, depuis M. de Seignelay. Or pendant son séjour en France il se rencontra à Paris avec Leibniz, alors peu connu encore, dont l’esprit libre, riche, fécond, paraît l’avoir merveilleusement séduit. Cependant il continuait sa correspondance avec ses amis de Hollande ; il leur confiait tout ce qui lui arrivait d’heureux et d’intéressant ; il leur parla donc avec beaucoup d’enthousiasme de sa rencontre avec Leibniz, et manifesta le désir d’initier ce beau génie à la doctrine secrète dont il était le confident. Simon de Vries, intermédiaire entre Spinoza et ses autres disciples, en référa à celui-ci. « Notre ami Tschirnaus nous écrit de Paris qu’il a rencontré un homme d’un génie admirable, versé dans toutes les sciences et libre des préjugés vulgaires de la théologie. Il s’appelle Leibniz ; notre ami a contracté amitié avec lui. Il le dit extrêmement versé dans la morale et sachant traiter des choses sans aucun entraînement de passion et par la seule lumière de la raison. En physique et principalement en métaphysique, sur Dieu et sur l’âme, il le dit extrêmement entendu. En un mot, il le croit digne, avec votre permission, de recevoir communication de vos écrits[1]. »

  1. Leibniz lui-même reconnaît qu’il avait d’abord « penché du côté des spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu. » (Nouveaux Essais, t. I, c. I.)