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La réponse de Spinoza est curieuse, elle indique une défiance extrême. « Je crois, dit-il, connaître, par quelques lettres, le Leibniz dont vous me parlez ; mais pourquoi, étant conseiller à Francfort, se trouve-t-il à présent en France ? C’est ce que je ne sais pas. Autant que j’en ai pu juger par ses lettres, il m’a paru d’un esprit libéral et d’une grande science. Cependant je juge imprudent de lui communiquer sitôt mes écrits. Je désirerais d’abord savoir ce qu’il fait en France et attendre l’opinion de notre ami Tschirnaus après qu’il l’aura plus longtemps fréquenté et qu’il connaîtra mieux son caractère. » Cet épisode ignoré, qui met en présence Spinoza et Leibniz, est très piquant et nous révèle d’une manière frappante le caractère de l’un et de l’autre : l’un curieux, avide de nouveau, expansif à l’excès, libre penseur à l’occasion, l’autre secret, circonspect, averti par les malheurs de sa race et les persécutions de sa jeunesse de ne pas se confier indiscrètement au premier venu ; — l’un mêlé à toutes les affaires de ce monde, l’autre obscur et caché, ne vivant que dans la pensée et par la pensée ; ces deux hommes ne pouvaient s’entendre par aucun côté. Spinoza persista-t-il d’ailleurs dans sa résolution de ne point laisser communiquer à Leibniz le secret de sa philosophie ? Cela est vraisemblable, et il est permis de le conjecturer par quelques mots de la Théodicée, où Leibniz nous apprend qu’à son retour de France il passa par la Hollande et y vit Spinoza, « duquel il apprit, nous dit-il, quelques bonnes anecdotes sur les affaires de ce temps-ci. » Ces mots semblent indiquer que le philosophe hollandais éluda avec Leibniz toute conversation métaphysique et se borna à causer avec lui des affaires du moment.

Le morceau capital et vraiment important pour l’histoire de la philosophie de la publication d’Amsterdam est une première rédaction de l’Éthique très étendue sous ce titre : De Deo et homine, Déjà en 1853 un savant allemand, M. Boehmer, avait découvert quelques fragmens latins de cette première rédaction et les avait publiés[1]. M. Frédéric Müller a eu la bonne fortune dans une vente publique, de trouver l’ouvrage entier en hollandais. C’est cet ouvrage, esquisse développée de l’Éthique, que nous donne aujourd’hui l’éditeur M. Van Vloten en l’accompagnant d’une traduction latine[2].

  1. Lineamenta tractatus Spinozani de Deo et homine ; Halle, 1853.
  2. Tout en reconnaissant le service que nous rend ici le traducteur et l’éditeur de cette nouvelle Éthique, qu’il nous soit permis de regretter qu’il n’ait pas mis un peu plus de soin à sa traduction, laquelle laisse fort à désirer sous le rapport de la correction et de la clarté. Ce que nous regrettons surtout, c’est la manière amère et dédaigneuse dont il parle de la critique française, et le silence injuste et volontaire qu’il garde sur les travaux de notre maître et ami Émile Saisset.