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Il serait du plus haut intérêt de comparer en détail cette première rédaction avec l’ouvrage définitif que nous possédons, mais cette comparaison exigerait des connaissances techniques que tout le monde ne peut avoir[1]. Nous devons nous borner aux indications les plus générales.

Les différences qui nous frappent d’abord sont purement extérieures. Elles portent sur la forme et sur le plan de l’ouvrage. Quant à la forme, on voit que l’auteur n’a pas encore adopté le mode d’exposition que nous trouvons dans l’Ethique, à savoir la méthode géométrique. Nous ne rencontrons point ici ce vaste appareil d’axiomes, de définitions, de théorèmes, de corollaires, de scolies, qui rend la lecture de Spinoza si difficile et même, il faut le dire, insupportable[2] ; on voit d’ailleurs que cette forme n’était nullement nécessaire à l’exposition et à la démonstration du système, puisqu’elle n’y a été appliquée qu’après coup. Quant à l’étendue et au plan de l’ouvrage, il est facile de reconnaître que l’Éthique est le développement de l’esquisse nouvellement découverte. En effet l’Ethique, on le sait, se compose de cinq parties (Dieu, — l’âme, — les passions, — l’esclavage, — la liberté), tandis que l’esquisse n’en a que deux : Dieu et l’homme. Seulement, la première de ces deux parties n’est pas beaucoup moins étendue que la première de l’Éthique et en contient à peu près toute la substance. La seconde au contraire, qui correspond aux quatre dernières de l’Éthique, est évidemment beaucoup moins développée. Sur tout ce qui regarde l’homme, les idées de Spinoza se sont étendues, mûries, en quelques points même modifiées ; mais tout ce qui touche à la nature divine est arrêté dans son esprit, et ne changera pas.

Il y a aussi dans la première partie des deux ouvrages une doctrine qui est exprimée dans l’esquisse avec beaucoup plus de netteté et de précision qu’elle ne le sera plus tard dans l’Éthique elle-même. Emile Saisset a le premier signalé dans quatre ou cinq théorèmes obscurs du De Deo une théorie qui n’avait jamais été remarquée : c’est la théorie des modes éternels et infinis. Il pensait qu’entre la substance avec ses attributs, c’est-à-dire Dieu, et les modes, c’est-à-dire les esprits et les corps, Spinoza, par une sorte de réminiscence des émanations alexandrines et cabalistiques, admettait des intermédiaires, qui d’un côté étaient des modes comme les esprits et les corps, et de l’autre étaient infinis comme

  1. Ce serait là un beau sujet de thèse philosophique, que nous indiquons à nos jeunes collègues de l’université.
  2. Nous trouvons cependant dans un appendice donné par M. Van Vloten un premier essai du démonstration géométrique appliquée à la théorie de la substance. (Voyez Supplementum, p. 233.)