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que ce point de vue serait une altération grave du spinozisme ; je ne l’indique que pour faire voir qu’en pressant certaines idées on peut sans trop d’efforts faire tourner Spinoza au mysticisme, comme d’autres au naturalisme et à l’athéisme.

N’oublions pas que Spinoza non-seulement admet Dieu, mais encore qu’il le distingue du monde, à la vérité sans l’en séparer, mais aussi sans les confondre. Qu’est-ce donc que cette distinction capitale dans sa philosophie entre la nature naturante et la nature naturée, et pourquoi n’aurait-il pas dit qu’il n’y a qu’une seule nature, s’il l’avait voulu ? C’est que la nature naturante est le monde de l’absolu, de l’indivisible, de l’immobile, de l’intelligible. Ce monde n’est pas mêlé à l’autre : il subsiste en soi dans son éternelle sérénité, manifesté, exprimé par le monde des phénomènes, mais lui demeurant infiniment supérieur. Spinoza n’aurait pas dit avec les stoïciens que « Dieu court à travers le monde, » avec Héraclite que « Jupiter s’amuse dans la création, » avec l’école allemande que « l’idée devient, » avec Diderot : « Dieu sera peut-être un jour. » Non, pour Spinoza, Dieu est ; il ne devient pas, il ne se fait pas, il ne joue pas. Tout cela n’est vrai que de la nature, dont il dirait volontiers avec l’Écriture : Transit figura mundi.

Je suis loin de soutenir que la distinction spinoziste de Dieu et du monde soit suffisante ; mais après tout quel est le métaphysicien qui, après avoir distingué Dieu et le monde, cherchant ensuite à les réunir (car c’est à quoi il faut arriver), ait toujours montré une parfaite logique et une vraie lucidité ? Les métaphysiciens en général ne montrent qu’un côté des choses et taisent ce qui les embarrasse. Aucune formule ne peut tout embrasser. Si vous séparez trop Dieu et le monde, vous tombez dans le dualisme antique ; si vous les unissez trop, vous courez le risque de tomber dans le panthéisme. Il faut un milieu ; mais où est-il ? qui l’a fixé ? Il en est ici comme en politique. Rien de plus facile que de séparer les pouvoirs ; la vraie question, c’est de les unir et de les faire marcher d’accord. Entre l’anarchie et le despotisme, il faut aussi un milieu, et ce milieu n’est pas plus aisé à découvrir qu’en métaphysique.

Si de la doctrine de Dieu nous passons à la doctrine de l’âme, nous y trouverons également une profonde différence entre le spinozisme et le naturalisme. Pour le naturalisme en effet, l’âme n’est autre chose qu’une propriété de la matière, l’ensemble des fonctions du système nerveux, une résultante des actions cérébrales : elle n’est donc rien autre chose qu’un effet de l’organisation. Pour Spinoza au contraire, l’âme est une idée, un mode de la pensée divine. À la vérité il la définit « l’idée du corps humain ; » mais souvenez-vous que selon Spinoza les modes d’un attribut ne peuvent jamais résulter d’un autre attribut, et ne dérivent que de