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des faits les plus élevés aux faits les plus humbles, de la pensée à la sensibilité, de la sensibilité à l’organisation, de l’organisation aux combinaisons de là matière brute. Le naturalisme en un mot tend atout ramener aux combinaisons physico-chimiques, et celles-ci aux lois de la mécanique. Spinoza ne voit dans le mécanisme qu’une forme de l’activité universelle ; il y en a une autre absolument différente, la pensée, et d’autres encore à l’infini, puisque Dieu possède une infinité d’attributs que nous ne connaissons pas. Pour le naturalisme, le bien consiste dans le plaisir et dans les moyens savamment calculés d’éviter la douleur ; pour Spinoza, le souverain bien consiste dans la connaissance et dans l’amour de la perfection infinie. Enfin pour le naturalisme, l’âme périt tout entière avec le corps ; pour Spinoza au contraire, « nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. »

Sans doute, par la négation absolue et intrépide des causes finales et du libre arbitre, Spinoza peut être rapproché d’Épicure et de Hobbes ; mais par un autre endroit sa philosophie relève d’une tout autre origine, et l’on a pu se demander si son système n’était pas plutôt un acosmisme qu’un athéisme, et1 la négation du monde que la négation de Dieu. A notre avis, ce n’est ni l’un ni l’autre : Spinoza ne nie en réalité ni le monde ni Dieu, ni même à un certain point de vue la distinction de Dieu et du monde. Il n’est donc ni un athée ni un acosmiste. Sans doute la distinction qu’il établit est tout à fait insuffisante : nous faisons la part plus large à la personnalité soit en l’homme soit en Dieu, nous croyons surtout qu’un monde sans finalité et sans dessein n’est pas le monde de la vie, le vrai monde qui est devant nous, nous croyons enfin que la liberté morale n’est pas une chimère ; mais ces dissentimens, si graves qu’ils soient, ne nous ferment pas les yeux sur les parties hautes et imposantes de la philosophie de Spinoza, et nous ne consentirions pas volontiers à ce que, soit pour lui faire honneur, soit pour l’accabler davantage, on couvrît du prestige de son nom des conceptions philosophiques d’un ordre manifestement inférieur.

En insistant, comme nous venons de le faire, pour ramener à sa vraie signification la doctrine de Spinoza et en empêcher la confusion avec les doctrines strictement et étroitement naturalistes, nous avons une double raison, l’une critique, l’autre philosophique, l’une qui intéresse l’histoire de la philosophie, l’autre la philosophie elle-même.

Notre première raison, c’est que l’histoire de la philosophie cesse d’exister lorsque par des réductions violentes et par des interprétations excessives on assimile toutes les doctrines, quelque éloignées qu’elles puissent être, sous prétexte de certaines analogies.