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immense ou une clinique pour qu’il se laisse vivement toucher, et de là vient aussi que dans son ironie, dans les parties ingénieuses de son talent, il y a plus de subtilité froide que de finesse réelle. M. Taine pourrait bien s’être peint un peu lui-même en traçant le portrait d’un philosophe de sa connaissance qu’il place à la pointe de l’île Saint-Louis, et qui passe sa vie à noter des faits sur lesquels il élève l’architecture de ses théories. « Quoique fort bon, dit-il, il n’est point philosophe humanitaire ;… il n’a pas envie de sauver le genre humain ;… il est gourmet en matière de science et ne raisonne que pour lui seul. Il prend son plaisir où il le trouve et prétend que les autres font comme lui. Il ne croit guère au dévouement et n’aime que médiocrement les gens à principes… Il n’est point du tout poète ; très froid et très lucide, ses nerfs s’animent sans que son sang s’échauffe… Son grand besoin est de voir clair, il veut toujours se rendre compte… Un peu sceptique, parfois moqueur, destructeur par occasion, surtout en matière d’illusions poétiques et métaphysiques, il a des habitudes d’algébriste… »

Ce qui manque au fond, c’est la chaleur intérieure, c’est le don de la vive et puissante émotion. Cela, M. Taine ne l’a pas plus que son philosophe ; comme son hôte de l’île Saint-Louis, si je ne me trompe, il ne songe nullement à sauver le genre humain, qu’il laisse à ses luttes, à ses passions et à ses vaines poursuites. C’est encore une conséquence de son système. La critique est indifférente, elle n’est faite ni pour prouver, ni pour dire ce qu’on doit croire, ni pour peser les actions au point de vue de la loi morale, ni pour se jeter à la suite d’un drapeau représentant le droit. Actions, sentimens et croyances sont autant d’élémens en fusion au-dessus desquels plane majestueusement la critique sans se demander de quel côté il faut marcher. De là ce que j’appellerai le caractère tout négatif de cette vive organisation intellectuelle à laquelle. manque le don suprême des hautes aspirations au nom desquelles on peut agir sur les âmes et sur les esprits. Il y a des talens merveilleusement doués, féconds en ressources, nourris des plus savantes études, rompus à l’escrime de la dialectique : ils sont froids et n’ont aucun lien de sympathie intérieure avec les autres hommes. Il y a d’autres talens, moins savans, si l’on veut, moins logiques peut-être, mais ayant ce don supérieur de l’action sur leurs semblables, sur leurs contemporains, parce qu’il s’inspirent des hautes notions, parce qu’ils ont je ne sais quoi de cordial qui les rend sensibles aux émotions, aux misères ou aux espérances de leur pays et de leur temps. Ce sont les spiritualistes de la vie intellectuelle et de l’action. M. Taine n’est point évidemment de ces derniers, il n’y aspire même pas ; c’est un anatomiste, dis-je, un