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combinaison de leurs lignes, leurs merveilleux instincts dans l’association des couleurs, n’empêchent pas que ces couleurs et ces lignes, que tout enfin chez eux, arts, métiers, sculpture, architecture, peinture, modelé, perspective, ne dérive de principes qui renversent les nôtres, n’obéissent à des lois contraires à nos penchans comme à nos habitudes, à notre nature non moins qu’à notre éducation. Dès lors il est tout naturel que leur musique soit pour nous lettre close, mais que les Grecs, qui nous semblent si clairs, si ouverts, si lumineux, ces maîtres de notre race, dont nous croyons si bien comprendre les pensées, si bien suivre les enseignemens, si bien goûter les œuvres, prose ou vers, lignes ou couleurs, que les Grecs nous soient en quelque chose non-seulement inintelligibles, mais absolument étrangers, qu’une sorte de muraille s’élève entre eux et nous, qu’ils professent, eux aussi, des principes destructeurs des nôtres, que des lois qui nous révoltent les trouvent obéissans, que dans tout un côté du domaine de l’art ils ne soient pour nous, à vrai dire, que des Japonais ou des Chinois, c’est là plus qu’un sujet d’étonnement et de réflexion, plus qu’une leçon de modestie ; c’est une occasion de doutes sérieux, d’aperçus pleins de trouble.

Notez qu’en Grèce la musique n’était pas un simple passe-temps, une bagatelle, un jeu. C’était, au dire des témoins les plus graves, l’art dominant, l’art supérieur, le roi des arts. Le génie grec, ces témoins nous l’affirment, ne s’est élevé à toute sa hauteur, ne s’est produit dans toute sa richesse, dans son infinie variété que sous la forme musicale. S’ils disent vrai, que faut-il en conclure ? Quelle lacune dans notre intelligence du génie grec que l’impuissance à nous représenter ses œuvres musicales ! et quel sujet de défiance que la certitude où nous sommes que les Grecs n’avaient pas l’oreille organisée comme nous ! L’oreille est, il est vrai, la grande inspiratrice des erreurs, des surprises, des malentendus de ce monde. Si les hommes n’avaient eu que des yeux et n’avaient pu se parler que par signes, quelque pauvre qu’eût été leur langue, elle fût au moins restée commune à tous. Ils auraient échappé aux confusions et aux désordres de la tour de Babel ; avec l’unité de langage, un peu plus de concorde aurait peut-être régné sur terre ; mais si dans la sphère musicale il faut nous résigner au désaccord le plus complet avec les Grecs, nos initiateurs, nos mentors, nos modèles ; sommes-nous au moins assurés que pour les œuvres dont l’oreille n’est pas le trucheman nécessaire, pour tout ce qui n’est pas musique, tout ce qui ne parle qu’aux yeux, nous les connaissions bien ? Ne leur prêtons-nous pas sans cesse quelque chose de nos propres idées ? Ne les voyons-nous pas comme nous les voulons voir ; la fréquence de nos variations dans la manière de les juger ne confirme-t-elle pas ce doute ? De siècle en siècle, on pourrait presque dire de génération en génération, nous nous trouvons envisager l’art grec sous un aspect nouveau, et n’est-il pas probable qu’il