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PROSPER RANDOCE.


perds mon latin. « Elle est charmante ! et isais-je l’autre jour à un veuf qui me paraît impatient de convoler. — Sans doute, mais j’ai peur de ses yeux ; on y lit qu’elle attend comme le Messie un libérateur pour briser ses fers. — Parbleu ! vous serez ce libérateur. — Eh oui ! me répondit-il en se grattant l’oreille ; mais celui qui la délivrera du libérateur,… on le garde pour la bonne bouche. » Ce brave homme a, ma foi ! raison. On aperçoit dans les yeux de cette Péruvienne des perspectives infinies de délivrance ; ce sont des coulisses et des messies à perte de vue. Rira bien qui rira le dernier… Votre cousine et vous, ajouta M. Patru, vous avez la main aussi malheureuse l’un que l’autre dans vos essais de domestication. Reste à savoir lequel est le plus difficile d’éduquer une mère ou d’apprivoiser un frère.

Deux jours après son arrivée, Didier se rendit aux Trois-Platanes. Il y fut reçu par M me Bréhanne, qui, à demi couchée sur une causeuse, conversait avec sa perruche. Elle fit un bond de joie en l’apercevant ; mais son allégresse fut de courte durée. Il lui fit si froide mine, écouta d’un air si distrait ses doléances, répondit à toutes ses questions par un oui et par un non si secs, qu’elle en demeura tout interdite. Après s’être efforcée en vain de dégourdir sa froideur, elle perdit patience, le regarda de travers, décida que son neveu était un sot par bémol et par bécarre, et le raya sur l’heure du nombre de ses affections. Ce fut la perruche qui hérita de sa part.

À l’instant même où s’accomplissait ce grave événement, Lucile entra ; elle ne put s’empêcher de rougir. De son côté, Didier laissa voir quelque embarras ; mais ils se remirent bien vite l’un et l’autre. Il s’approcha d’elle et lui tendit la main en disant : Amigos como de unies (amis comme devant). Elle la prit et répondit : Siendo Dios servido (si Dieu le veut). Mme Bréhanne fut étonnée de cette petite cérémonie. Elle interrompit à plusieurs reprises leur conversation par ses soupirs et ses bâillemens, puis elle sonna et donna l’ordre d’atteler. Quand la voiture fut prête, elle dit qu’on dételât, qu’il allait pleuvoir, et bientôt, s’étant levée, elle déclara qu’elle entendait se promener à pied. Comme personne n’y trouvait à redire, elle se rassit, et l’instant d’après elle sonna de nouveau, commanda qu’on sellât sa jument et sortit pour aller s’habiller, emportant sa perruche, qui ne cessait de crier : « Comme je m’ennuie ! »

Didier s’entretint longtemps avec sa cousine. Il la trouvait changée ; c’était toujours le même charme, mais il s’y mêlait un peu de mélancolie. 11 y avait en elle un fond de tristesse qu’elle cherchait à cacher et qui rendait sa beauté plus intéressante. Du moins Didier ressentait pour elle une sympathie qu’elle ne lui avait pas encore