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cette occurrence, mon cher, je me suis conduit comme un ancien Romain. On me députe un joli petit monsieur, la bouche en cœur, pour m’amadouer, pour me proposer des dommages-intérêts. Le courtier mignon, l’argent, j’ai tout jeté dans l’escalier ; je ne sais si les morceaux en furent bons… Ne vous laisserez-vous pas attendrir par ce récit fidèle de mes infortunes ? Pourquoi me faire de si gros veux ? Avez-vous regret à vos cinquante mille francs ? Je vous les rendrai, rubis sur l’ongle, n’ayez crainte ; mais un peu de patience ! La plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a.

Enfin Didier desserra les dents. — Ne pourriez-vous me dire du moins, demanda-t-il, dans quel tripot vous les avez perdus ? — Un tripot ! s’écria Prosper en roulant les yeux. Vous croyez donc que je les ai joués ! Je vous avais dit l’emploi que j’en comptais faire ; ce que j’avais dit, je l’ai fait. Vraiment vous pouvez croire…

— Je crois tout, interrompit sèchement Didier.

Il ne prévoyait pas l’effet qu’allait produire sa réplique ; il n’avait pas encore vu son frère dans ses fougues. Le spectacle fut intéressant. Prosper commença par balbutier quelques mots ; mais, la voix lui manquant, il pâlit comme si une arête lui fût demeurée dans le gosier, et se prit à trembler de tous ses membres. Et soudain, se retournant, il allongea dans la muraille deux formidables coups de poing qui ébranlèrent toute la maison, puis il fit un bond prodigieux, s’empara d’une chaise, la brisa en mille pièces ; après quoi, avisant sur le dressoir une pile d’assiettes, il la saisit de ses deux mains, l’éleva au-dessus de sa tête, la précipita sur le carreau, et se mit à piétiner avec fureur sur les débris. L’hôtesse accourut au bruit, suivie de l’hôte ; mais la vue de ce furieux qui, l’air hagard, l’œil en feu, se démenait, trépignait comme un possédé, les intimida, et ils n’osèrent l’approcher. Didier se leva, parvint non peine à lui saisir les deux poignets, à le contenir. — Laissez-moi, vociférait Prosper. Tout est fini entre nous. Je ne vous pardonnerai jamais votre injurieux et stupide soupçon. J’ai la quittance ; vous ne la verrez pas Et ouvrant son portefeuille : Tenez, la voilà ! Aurez-vous l’indiscrétion de regarder la signature ?

Didier, à qui cette scène était fort pénible, ne s’occupa que d’y mettre fin. Il déclara qu’il ne voulait pas voir la quittance, obligea Prosper de refermer son portefeuille, lui jura qu’il se fiait à sa parole. Il avait mal débuté ; il venait de porter un jugement téméraire ; cela le disposait à écarter ses autres soupçons. Qui s’est trop avancé se condamne à trop reculer. Cependant il lui en restait un qu’il aurait bien voulu éclaircir. Comment Prosper pouvait-il expliquer l’aventure du télégramme ? Didier était sur le point de l’inter-