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PROSPER RANDOCE.


roger à ce sujet ; mais il jugea plus prudent de remettre à une autre fois ses questions. Il était bon d’attendre que, se trouvant en rase campagne, Prosper n’eût plus d’assiettes sous la main. Il le força de s’asseoir, consola l’hôtesse en l’assurant qu’on lui paierait sa vaisselle, et lui commanda d’apporter un second couvert et l’omelette. Prosper se mit à table par complaisance ; mais, contre son ordinaire, il ne fit que grignoter négligemment, il était sombre, taciturne, regardait son frère d’un air de reproche, poussait de profonds soupirs.

Cependant, quand il eut sablé quelques verres d’un généreux vin du cru, son front s’éclaircit un peu, et il reprit par degrés son aplomb et sa belle humeur. — Vrai, vous m’étonnez ! dit-il enfin en se reculant de la table et se balançant. Je me flattais de vous connaître. Me voilà dérouté. Vous êtes un poète, vous êtes un philosophe : deux excellentes raisons pour tout comprendre, et tout à coup je découvre que vous avez dans l’esprit, comment dirai-je ?… des grosseurs bourgeoises ; car puis-je qualifier autrement les gros soupçons que vous aviez conçus, les grosses explications que vous aviez inventées de ma conduite ?

Et prévenant les questions de Didier : — Ce télégramme !… Eh ! mon Dieu, oui ! vous grillez d’envie de m’en parler. Cette affaire vous paraît louche, et je suis un homme à pendre. Dieu sait tous les beaux raisonnemens que vous avez faits là-dessus… Voulez-vous connaître la vérité vraie ? Dans l’après-midi, comme je me dirigeais vers la gare de Versailles pour retourner à Paris, l’idée me sembla plaisante de vous laisser souper en tête-à-tête avec Carminette Je prévoyais les conséquences, direz-vous. Eh oui ! mais ce n’est pas ce que vous croyez. Je me disais : Cet homme extraordinaire qui me prêche, qui me gourmande, qui me parle à cheval, je serais curieux de savoir comment il se tirerait de certaines épreuves. Si vous aviez succombé, j’aurais joui de votre confusion : cela m’aurait mis à l’aise. J’aurais eu le plaisir de rabattre votre orgueil de philosophe, de vous tenir dans ma manche ; j’avoue que j’eusse moins ’ le poids de ma dette, et qu’en l’acquittant je me serais donné l’air de vous faire un cadeau… Vous êtes un homme d’esprit : regardez-moi dans le blanc des yeux. N’y voyez-vous pas qu’il n’en eût été que cela ?… Quant à Carminette, je n’étais pas fâché de lui tâter le pouls. Elle me donnait depuis quelque temps des inquiétudes, que l’événement, hélas ! a trop justifiées. Vous connaissez la manie qu’ont les enfans de casser leur joujou pour savoir ce qu’il y a dedans : mais il n’entrait pas dans mon plan de vous surprendre. À quoi bon ? Carminette est fille à se vanter de tout : elle m’eût raconté le fait en éclatant de rire… On compte toujours sans son