Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/573

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
569
PROSPER RANDOCE.


croire que vous avez raison ; je jugeais mal ce jeune homme. Il ne manque ni de réserve ni de savoir-vivre. On travaillait à le gâter. Avec l’aide de Dieu, nous en ferons quelque chose.

Le jour suivant, toutes les glaces fondirent ; ce fut une débâcle. M. Lermine conduisit Prosper dans sa chambre, où ils restèrent enfermés pendant trois heures. Ils sortirent de cette conférence très enchantés l’un de l’autre, chacun disant : « J’ai trouvé mon homme. » On fit encore une promenade, et cette fois ce fut Prosper qui tint le dé de la conversation. Il eût volontiers tiré au plastron sur Didier pour se faire la main ; celui-ci refusa le combat, non qu’il craignît la discussion, mais il lui répugnait de ferrailler contre la batte d’Arlequin. Comme Prosper démontrait par d’invincibles argumens que le secret de l’art c’est la foi, il se contenta de lui répondre : — Vous voulez dire la bonne foi. — Et dans un moment où ils se trouvaient en tête-à-tête : — Vous avez un don précieux, lui dit-il, celui de vous croire sur parole.

— Croire ! lui répliqua Prosper. Rien n’est plus aisé. Pendant quinze jours, soir et matin, affirmez sous serment, parlant à votre barrette, que Mahomet a tenu la lune dans sa manche, — le quinzième jour vous en serez aussi convaincu que le grand-mufti.

— À supposer, reprit Didier, que j’aie quelque chose à gagner avec Mahomet.

— Toujours pédant ! répondit-il en faisant une pirouette.

Du reste il faut bien lui rendre cette justice, qu’il ne se comportait point en pied-plat ; on ne lui pouvait reprocher de faire bassement sa cour. Point de courbettes, point de flatteries, point de ces manéges de grossière invention auxquels recourent les génies subalternes. Toute son habileté consistait à deviner M. Lermine à demi-mot ; il pénétrait tous ses sentimens, entrait avec une rapidité merveilleuse dans toutes ses idées, et les exprimait avec une verve, une éloquence emphatique, qui ravissaient le bonhomme, lequel, transporté d’aise, lui donnait par intervalles de petites tapes sur l’épaule, ou, se tournant vers Didier, semblait lui dire : Parez-moi donc cette botte !

Au bout de trois jours, le pigeon était entièrement domestiqué et ne demandait qu’à se laisser plumer. C’était un véritable ensorcellement, et Prosper avait la partie belle. M. Lermine s’applaudissait d’avoir découvert dans l’un de ses ennemis jurés l’instrument providentiel de ses desseins ; ce sont là de ces petites surprises que Dieu ménage à ses élus, son aventure avait un air de miracle. Aussi se livrait-il avec un plein abandon au charme qui le fascinait, et ses préventions avaient fait place à un engouement dont s’inquiéta Didier. Il se fit un devoir de donner quelques avis au bonhomme, lui