Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/611

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

klephtes » pour abriter un moment les esclaves et le butin qu’attend, une prison plus solide, cette prison fermée par une trappe, dont Kharos et son fils gardent les clés.

On s’imaginerait qu’une fois les vivans arrachés des bras de tous ceux qui les ont aimés, ils vont, délivrés de la tyrannie de Kharos, entrer dans une autre sphère pour y expier leurs fautes ou être récompensés de leurs vertus. La poésie populaire ne saurait ignorer cette idée, mais elle ne semble pas y attacher plus d’importance pratique que les catholiques n’en attachent aux dures théories de saint Paul sur la prédestination, l’imagination des peuplés oubliant les dogmes contraires à ses tendances. Un poète nous peint les montagnes affligées comme si elles étaient battues par le vent et par la pluie. Le sombre ouragan qui les obscurcit, c’est Kharos qui les traverse avec les morts. Les jeunes forment l’avant-garde du triste cortège, les vieux viennent ensuite ; quant aux petits enfans, il les tient empilés sur sa selle. Tous ces morts, loin de songer à la vie éternelle, n’ont de pensée que pour la vie terrestre, et pour eux « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. » Aussi prient-ils le « cher Kharos » de s’arrêter au village, afin que les vieux, puissent boire à la fontaine, les jeunes y jouer au disque, et les « tout petits y cueillir des fleurs. » Kharos, qui sait combien est puissant chez les Hellènes le sentiment de la famille, répond avec ironie que, si les mères venaient à retrouver les enfans et les ménages à se rejoindre, il n’y aurait plus de séparation possible. Kharos, qui précédemment personnifiait la mort, est considéré ici comme Hermès Psychopompe.

L’Hellène n’a point la résignation fataliste de l’Asiatique. Tout en reconnaissant la puissance de la destinée, il peut, comme le fier Jacob, lutter contre un ange. Tel est ce brave, plein de gaîté et d’espérance, qui défend résolument sa vie contre Kharos. Dans tous les chants de ce genre, la victime veut obtenir quelque répit ; mais Kharos se montre, inflexible. Quant à la lutte dont il est parlé ici, elle peut avoir lieu de plus d’une façon. Il s’agit ordinairement d’un engagement corps à corps, parfois pareil au pugilat de deux boxeurs anglais. Kharos et un berger luttent comme Jacob et Jéhovah ; mais le duel, au lieu de finir au lever du soleil, dure deux nuits et deux jours et ne se termine qu’à l’aube du deuxième jour. Ailleurs Kharos remplace la force par la violence ; il prend la forme d’un oiseau ou d’un autre animal. Il n’est pas difficile de reconnaître ici l’antique génie de la Grèce, qui substitue aux réalités physiologiques des conceptions poétiques capables, à son avis, de faire mieux comprendre les manifestations si variées de la force destructive de la nature, force constamment agissante, qui semble souffrir avec impatience l’épanouissement de la vie humaine.