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Pour adoucir les sombres tableaux tracés par les chants kharoniens, on prétend quelquefois que Kharos sait compatir ; mais cette compassion, un peu dérisoire, ne se manifeste qu’envers ceux pour qui la mort serait une véritable délivrance. Comme l’attachement instinctif des êtres vivans à l’existence rend ces cas nécessairement exceptionnels, un chant dit sans restriction que Kharos n’a « ni discrétion, ni pitié, » qu’il prend avec les vieillards « les petits enfans sur le sein des nourrices, » et qu’il « est résolu à ne pas laisser une âme sur la terre. » Le dernier trait est franchement et profondément dualiste, il rappelle moins le caractère panthéiste du « dieu de la mort » dans le Mahabharata que la fureur acharnée de l’Ahriman (Angramanyou) de l’Iran contre les œuvres produites par Ahoura-Mazda (Ormuzd). Sans doute ce dualisme n’est pas logique, puisque Kharos lui-même dit à un berger contre lequel il lutte : « Dieu m’a envoyé pour prendre ton âme ; » mais les superstitions populaires, de même que les religions le mieux systématisées, ne se préoccupent nullement de pareilles contradictions ; le dualisme de l’Iran, — le plus complet qui ait jamais existé, — n’était pas non plus aussi absolu qu’on le croit, puisque le bien devait finalement triompher et Ahriman être anéanti.

Comme ces triomphateurs antiques qui, après avoir enchaîné les captifs à leur char, les faisaient jeter dans un cachot, Kharos précipite les âmes dans les enfers. Une jeune fille le prie d’emporter aux enfers celui qu’elle aime. Alors peut-être, dit-elle mélancoliquement, il m’épousera[1]. Une veuve nous apprend que les bien-aimés arrivés dans le « monde d’en bas » passent un fleuve (le Léthé), boivent son onde et oublient leurs demeures et leurs enfans. Semblables à Achille, qui aimait mieux être le plus misérable des hommes sur la terre qu’un héros dans le royaume des ombres, les morts plongés dans le Tartare regrettent la lumière divine. Les belles filles se lamentent et les beaux garçons pleurent. Les turbulens pallicares ne se résignent pas à rester dans l’autre monde. Un chant fort original, dont il existe plusieurs versions, nous par le de trois braves qui veulent s’échapper de l’enfer. Une gentille fille qui les entend les prie de l’emmener dans le « monde d’en haut. « Elle veut, dit-elle, revoir son enfant, « un petit enfant au berceau, » qui a pleuré le matin pour la mamelle et le soir pour la mère. » Les animaux ne se plaisent pas mieux dans l’Hadès que les humains, et un petit oiseau qui un jour s’en échappa avait les ongles rouges de sang et les ailes noires de deuil. Cet oiseau donne des nouvelles du monde inférieur. De leur côté ceux qui meurent peuvent, comme

  1. les croyances grecques de l’antiquité et du moyen âge admettaient ces mariages étranges. « Il y a dans la tombe, dit Théodore Prodrome, moine du XIIe siècle, des amours et des noces. »