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révolution. On rit d’abord dans les hautes classes de ce magnat qui écrit des livres, et qui se sert pour les écrire d’un idiome abandonné aux gens de la rue. Ces livres pourtant, ce sont des manifestes qui émeuvent le pays ; ce sont des armes qui battent en brèche toutes les barrières du vieux monde féodal. Il faut répondre au novateur, car la noblesse magyare ne renoncera pas du premier coup à ses privilèges, et elle renferme des hommes qui se croient en mesure de tenir tête à ce contradicteur inattendu. Dans quelle langue répondront-ils ? Le latin est la langue officielle ; s’en tenir aux formes des chancelleries quand le pays est agité par des questions brûlantes, c’est se condamner à parler dans le désert. Employer l’allemand, ce serait bien pis encore ; les magnats hongrois, en combattant l’adversaire intérieur, sembleraient passer à l’ennemi du dehors, à l’ennemi héréditaire plus détesté que jamais, ce serait à la fois une trahison et un suicide. Ils n’ont qu’une ressource, cette langue même que leur vanité repoussait. Ils ramassent donc l’instrument dédaigné qui brille déjà si bien aux mains du réformateur ; le fer se dérouille, s’affine, s’aiguise, la langue hongroise est vengée. Bien plus la mode s’en mêle ; ce qui était d’abord une nécessité devient bientôt une affaire d’enthousiasme. Quand Ovide exilé récitait aux Gètes et aux Sarmates le poème qu’il avait composé dans leur langue, les barbares, enivrés subitement de ces accens nouveaux, poussaient des cris de joie et frappaient leurs boucliers à coups de lance. Il y eut quelque chose de ces transports chez les Magyars du XIXe siècle, lorsque la langue nationale, déjà relevée par les livres, vint éclater à la tribune au milieu des acclamations. Quelle joie d’entendre ces bravos, — eljen ! eljen ! — qui retentissaient comme un signal de victoire ! Les gentilshommes blasés, hôtes de la cour de Vienne, prenaient goût à ces émotions aussi bien que les barons de la steppe, et tous, on les vit bientôt, malgré leurs préjugés aristocratiques, associés aux esprits libéraux dans la joie du réveil commun. Les élémens les plus dissemblables peuvent concourir à une même œuvre ; vanité frivole chez les uns, élans généreux chez les autres, le comte Széchenyi employait tout cela au succès de sa réforme.

Cette réforme ou plutôt cette transformation d’un peuple, cette langue à demi éteinte subitement rendue à la vie, cette explosion soudaine de forces qui veulent agir, est-ce donc là vraiment un résultat qui appartienne en propre au comte Széchenyi ? Non certes. Nul n’accomplit de telles choses, si la nation elle-même ne les a préparées. La gloire du noble comte est d’avoir eu foi dans les ressources morales de son pays, une foi active et virile. Non-seulement il a réveillé ce qui dormait dans la nation magyare, mais, sitôt