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sans valeur, s’il ne reposait sur une illusion, illusion assez commune qui fait apparaître tout pays éloigné, barbare, peu connu, comme un pays déshérité et indigne de notre attention. Dans les classes cultivées, la majorité croit encore aux « déserts » de l’Abyssinie, qui, à surface égale, a quinze fois moins de terres incultes que la France, et aux « sables » de l’Afrique équatoriale, qui est à peu près dans les conditions agronomiques de la Toscane. Il en est un peu ainsi des pays turcomans : le lecteur qui jette négligemment les yeux sur une carte est porté à n’y voir qu’un prolongement méridional des marais et des neiges de la Sibérie. Même dans un milieu plus instruit, on fut fort surpris, il y a une huitaine d’années, lorsque les Russes se substituèrent aux Chinois sur la frontière de Khokand, et qu’un géographe bien informé fit remarquer que ce nouvel établissement est sous la même latitude que Florence et dans des conditions climatériques peu inférieures à celles de l’Italie. Nous avons brièvement décrit dans notre précédente étude les ressources et les forces productives des états ouzbegs qui sont aujourd’hui le théâtre des opérations russes : ceux de la Boukharie orientale, qui sont destinés dans un avenir prochain à partager le même sort que leurs voisins du nord et de l’ouest et qui s’en rendent très bien compte, offrent des séductions peut-être encore plus grandes à l’ambition du conquérant. Il y a là un champ assez vaste pour occuper pendant des siècles l’activité bienfaisante d’un grand gouvernement européen. Si l’Angleterre a tiré un si merveilleux parti d’un continent aussi médiocrement doué que l’Australie, que ne peuvent devenir, sous la main vigoureuse et organisatrice de la Russie, des pays comme ceux de Kachgar, Iarkand ou Bokhara !

Cette considération nous paraît, quant à nous, assez rassurante, car elle fait espérer que toute chance de conflit entre l’Angleterre et la Russie est éloignée. Il est vrai qu’elle n’en démontre pas l’impossibilité. Amenées par la loi de leur expansion géographique à se rapprocher sans cesse l’une de l’autre dans le Centre-Asie, la Russie et l’Angleterre finiront par se rencontrer un jour face à face. C’est là une opinion très répandue. Pour éviter la collision, il faudrait, dit-on, qu’elles trouvassent devant elles une grande barrière infranchissable, une force défensive bien organisée. Rien de plus justes et nous ajouterons que cette frontière naturelle ne peut être un fleuve, si grand qu’il soit. Les fleuves sont les auxiliaires et en quelque sorte les véhicules des invasions, bien loin d’en être les remparts. La France a appris une fois à ses dépens, et l’Allemagne vingt fois, que la ligne du Rhin ne couvre personne. L’armée russe de 1828, celle qui s’est morfondue plusieurs mois en Bulgarie devant les passes des Balkans et y a enterré 100,000 hommes, s’était fait un jeu de passer