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ses fonctions : elle vous conte ses peines, elle me consulte sur son jardin ; vous écumez son cœur, je fais élaguer ses platanes... Après tout, je connais des gens plus embarrassés qu’elle. Sa mère veut à toute force s’en aller à Paris. Qu’elle lui donne la clef des champs !

— Voilà qui prouve comme vous m’écoutiez !... J’ai pris la peine de vous expliquer que Mme Bréhanne ne se soucie plus de Paris ; cette femme est sujette aux déviations ; aujourd’hui elle brûle de retourner au Pérou, elle soupire après Lima. Il paraît que c’est une ville où l’on s’amuse et dont elle a gardé les meilleurs souvenirs. Je ne parle pas de ceux qu’elle y a laissés. Pour certaines femmes, rien ne vaut ces sociétés à demi réglées, où règne le plus charmant laisser-aller. En France, tout est permis, mais chaque chose a son nom. Au Pérou, le vocabulaire n’est pas fait ; quel que soit le sac, on n’y met pas d’étiquette. Bref, Mme Bréhanne a reçu l’autre jour d’une Péruvienne ou d’un Péruvien, je ne sais, une longue missive qui lui a fait verser des torrens de larmes. Tel un Suisse expatrié qui entend chanter le Ranz des Vaches. C’est dans ce bel accès de heimweh qu’elle a fait une scène à votre cousine, la traitant de fille barbare et dénaturée.

— Paris ou Lima, que Mme Bréhanne aille où il lui plaît. Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Ni moi non plus. Seulement, avant de partir, elle exige que sa fille la mette en état de faire quelque figure là-bas, et sa fille sait trop quel emploi cette folle ferait de sa liberté... Votre cousine est à plaindre. La conduite de sa mère fut cause qu’à dix-sept ans elle épousa un vieux roquentin qui avait un coup de hache à la tête ; elle eût épousé le diable, la maison paternelle n’était plus tenable... Et maintenant elle a sur les bras cette mère coquette, que l’âge n’assagit point et qui la traite de fille dénaturée parce qu’elle se permet de gêner ses aspirations... Je vous disais donc que, pour distraire de ses projets son aimable pupille, votre cousine se propose de lui faire faire un voyage. Six semaines à Paris ; au retour, le Rhin, la Suisse. Mme Bréhanne s’est fait longtemps prier ; enfin elle a daigné consentir, c’est une grâce qu’elle veut bien octroyer à sa fille... Je vous jure sur mon panonceau que, si cette femme était à moi, je l’étranglerais de mes deux mains.

— Vous avez les passions vives, monsieur Patru.

— Que voulezvous ? Les hommes de ma génération sentent et parlent fortement. Vous autres, jeunes gens d’aujourd’hui, les mais et les si vous glacent le cœur, et vous avez remplacé la passion par les distinguo... Race d’ombres chinoises, vraies figures de paravent !

— Tout doux, monsieur le notaire. Apprenez-moi, je vous prie, ce qui me vaut cette incartade.