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Prosper avait trop d’idées en tête pour s’apercevoir de l’impression qu’il venait de produire sur Didier. À son ordinaire, partant par la tangente : — Et dire, s’écria-t-il, qu’hier après-midi il s’en est fallu de rien que je ne prisse congé de la vie ! J’étais fou, et il y avait de quoi. Une grosse injure qui me pesait là, sur le cœur... Il me semblait que j’avais avalé un caillou. Avec cela, plus de ressources, sauf deux cents francs, qui étaient à vous. Plus de Carminette, plus de Lermine, rien dans le présent, rien dans l’avenir ; je ne voyais devant moi que des portes fermées ; pour tout avoir, deux mains vides et un caillou sur le cœur... Ma foi ! je pris mon parti. J’entrai à l’hôtel, je vous écrivis une lettre du dernier pathétique, où je vous mettais mon trépas sur la conscience. Ce sont de ces choses qui soulagent, on se dit : il aura beau faire, cela dérangera ses digestions. Je pliai ma lettre, je fourrai dedans les deux cents francs, je fermai le pli, je le cachetai, et me voilà grimpant sur le Devès... J’avisai un grand diable de rocher qui faisait bien mon affaire et qui sûrement a été placé là-haut tout exprès ; mais un homme qui se respecte ne se tue pas sans avoir prononcé préalablement un monologue : c’est d’obligation stricte au théâtre. Au milieu de mon petit discours, je me baissai, je ne sais pourquoi, et j’effleurai de la main une grosse touffe de lavande. Il m’en resta au bout des doigts un parfum délicieux. C’est cette lavande, c’est ce parfum qui m’ont sauvé la vie. Je me dis qu’un homme qui a tout perdu, qui est à bout de voie, peut encore se procurer à très bon compte, et même gratis, des sensations exquises qui valent la peine de vivre. Criez au miracle si vous voulez, ce parfum de lavande changea mes idées sur la vie, sur le monde... Je reculai de trois pas, mon rocher me parut déplaisant, il avait l’air d’un sournois ; on eût juré qu’il m’attendait, il semblait se dire : Voilà bien des façons, quand sautera-t-il ? Je lui dis : Mon garçon, je ne sauterai pas, ce sera pour une autre fois. Je me frottai les doigts de lavande fort et ferme, et, m’asseyant sur une pierre, je passai mon monologue au compte courant d’Antonio, fils de Faust. Vous avez trouvé mon papier, vous me le rendrez, j’en ai besoin... Voilà qui vous prouve que le suicide est une sottise. Tue-toi, imbécile ! vingt-quatre heures plus tard, tu te serais trouvé en possession d’un frère et d’un avenir... Dieu bénisse la lavande ! désormais j’en porterai toujours sur moi dans un sachet.

Baptiste vint les avertir que le dîner était servi. — Tous les bonheurs à la fois ! fit Prosper en prenant Didier par le bras. J’ai une faim de loup. Inter pocula, vous me conterez l’histoire de mes origines.