Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/822

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
818
REVUE DES DEUX MONDES.

il trouvait de temps en temps l’occasion d’adresser à son frère quelques sages conseils et quelque discrète remontrance. Celui-ci prenait la chose en douceur, non toutefois sans représenter à son mentor que la différence est énorme entre l’homme qui a sa fortune faite et celui qui a charge de la faire, et qu’il sied mal à un planteur de choux qui n’a jamais vu la mer de blâmer les pêcheurs de perles qui font naufrage. Après dîner, on prenait le frais sur la terrasse, et la soirée se passait à causer beaux-arts et poésie. Dans ces entretiens, Randoce faisait souvent claquer son long fouet ; mais en considération de ses fureurs de travail Didier lui passait tout, et, quelque hâblerie qu’il débitât, se contentait de tourner silencieusement sa langue dans sa bouche.

Ce fut ainsi que pendant quinze jours le calme régna dans la maison de David. Israël et Juda s’étaient donné le baiser de paix. Cette paix n’était qu’un armistice. Israël emboucha sa trompette, et la trêve fut dénoncée.

Un soir, Randoce lut à son frère ses deux premiers actes, dont il ne lui avait récité jusqu’alors que les plus belles tirades. La logique n’était pas son fort ; il travaillait par morceaux, par poussées ; dans ces trois actes, les caractères, hardiment posés, étaient mal soutenus et les scènes mal liées ; une exubérance de lyrisme convulsif nuisait au développement de l’action ; les hors-d’œuvre, les en-cas abondaient ; ces pièces de rapport tenaient mal ensemble. Tout disposé qu’il fût à l’admiration, Didier comparait cette poésie à certains oiseaux qui ont les pieds trop courts, et qui, hardis au vol, sont ridicules en marchant. — Mon demi-frère n’aurait-il qu’un demi-talent ? se demandait-il avec inquiétude. Il dissimula ses doutes, battit des mains aux bons endroits et se contenta de relever les inconséquences qui l’avaient le plus frappé. Prosper fut quelques instans à rêver. — Je crois que vous avez raison, dit-il enfin, il y a dans ce deuxième acte une scène à refaire. Je vois cela d’ici ; ce sera la besogne de deux jours.

Le lendemain, il se mit à l’ouvrage au premier chant du coq ; mais il eut beau se frapper le front, personne ne répondit. Quiconque a manié la plume connaît ces jours néfastes où l’esprit se sent frappé d’une soudaine stérilité ; rien ne vient, rien ne pousse ; la sève qui montait en bouillonnant s’arrête et se fige ; le cerveau se prend, s’épaissit ; on voit trouble, tout est gris, couleur de pluie et de brouillard, et le même homme qui la veille encore était idolâtre de son travail se donne au diable comme le galérien qui traîne son boulet. En de pareilles détresses, il faut prendre patience en enrageant, appeler à son secours « un beau désespoir, » comme dit le vieux Corneille ; mais Randoce était incapable de ces rages de la volonté qui sont plus fortes que tous les dégoûts. Prompt à se re-