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contristait surtout, c’est que Randoce ne travaillait plus. Il ne lui faisait point de reproches, à parti-pris point de conseils ; mais il était résolu à ne rien céder, à ne pas rompre d’une semelle. La confiance lui avait mal réussi, il se tenait en garde contre sa faiblesse. Il attendait que Prosper battît la chamade et demandât à capituler ; il se réservait de lui faire ses conditions. Il avait juré que jusque-là rien ne le pourrait émouvoir. C’était, selon le mot du poète, « un océan devenu terre ferme. »

M. Patru n’avait pas éprouvé un médiocre déplaisir en apprenant que l’adultérin était venu s’installer au Guard. Il ignorait dans quelles circonstances s’était fait le rapprochement des deux frères ; mais il en augurait mal. Il fit la connaissance de Prosper, et son inquiétude redoubla ; dès leur première entrevue, il décida que ce poète avait la figure d’un escogriffe. Il gronda Didier sur son excessive indulgence, lui recommanda de se tenir sur ses gardes. — Je me connais en physionomies, lui disait-il. Celle de ce romantique ne me revient pas. C’est un grand comédien, et je voudrais gager qu’avant deux mois ce sera lui qui commandera céans.

— Laissez donc, lui répondait Didier. Il m’a enseigné à vouloir ; j’ai pris goût à ce petit exercice, qui est fort hygiénique, et j’y serai bientôt maître.

L’un des premiers jours du mois d’août, M. Patru vint déjeuner au Guard. Randoce savait que le notaire rimaillait à ses momens perdus. Il lui témoigna le désir de faire connaissance avec ses élucubrations poétiques. M. Patru ne se fit pas prier, il entonna son épithalame. Prosper le complimenta d’un ton persifleur. — Qui m’eût dit, s’écria-t-il, que je découvrirais à iNyons un prêtre d’Apollon, le dernier descendant de Delille, un hanteur des rives du Permesse, un vrai mâcheur de lauriers ? Je craignais que le moule n’en fût perdu.

Par tes chants inspirés, tu charmes l’univers,
Et le dieu des contrats devient le dieu des vers…

M. Patru prit la mouche, enfourcha son grand cheval de bataille, proclama Delille le roi des poètes, pourfendit 4e romantisme et la physiologie. Prosper lui répondit par des brocards qui le piquèrent au vif ; il s’échauffait dans son harnais, et la querelle risquait de mal finir, si Didier ne se fût empressé de rabattre les coups.

Randoce ne gardait jamais rancune aux gens des impertinences qu’il leur avait dites ou des méchans tours qu’il leur avait joués. Jamais homme ne passa plus vite l’éponge sur les ressentimens d’ autrui. Il lui semblait si naturel d’oublier ! Après le déjeuner, il rejoignit dans le jardin M. Patru, qui arpentait tout seul une allée, tournant et retourrfant dans sa tête l’affront que venait d’essuyer