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PROSPER RANDOCE.

veux ! quel cou ! quelle taille ! quelles mains ! quelle voix ! Je vivrais cent ans sans la revoir que je ne l’oublierais pas. Je m’imaginais qu’il n’y avait de femmes qu’à Paris. Connaissez-vous la Source d’Ingres ? Cette merveilleuse créature est sa sœur : comme l’autre écoute le bruit de l’eau qui s’épanche de son urne, celle-ci semble écouter sa vie et ses pensées. Elle vient de sortir de la nuit éternelle, le jour commence à poindre dans son cœur, elle cherche à se reconnaître, elle voudrait trouver le mot de l’énigme et le dire ; mais il ne lui vient pas aux lèvres, il y a du silence dans son sourire… Elle est belle, étrangement belle ; ce n’est pas une femme, c’est un rêve ; elle ne vit pas, elle se contente de respirer ; elle ne marche pas, elle flotte. C’est le triomphe de la ligne et du flou !… Vous êtes un sournois, mon cher. Vous ne m’aviez jamais parlé de votre miraculeuse cousine. Que ne me disiez-vous : Un soir vous irez vous promener sur une terrasse, par un beau clair de lune, et ce que vous y verrez vous fournira d’inspiration pour six grands mois… Sa mère lui reproche d’être une statue. Heureux qui soufflera dans le sein de cette Galathée le feu sacré de la vie ! heureux qui accomplira ce miracle de faire parler son sourire !

Il continua longtemps sur ce ton pindarique. S’il avait regardé son frère, qui, accoudé sur la cheminée, l’écoutait en silence, il aurait été frappé de l’étrange expression de sa figure. Des pâtres imprudens qui ont allumé un feu sur la montagne se retirent après l’avoir couvert de cendres, pensant ne laisser derrière eux qu’un foyer mort ; le vent se lève, balaie les cendres, les charbons se rallument, la flamme pétille… En ce moment, la tête de Didier flambait.

Il réussit à se contenir et n’interrompit son frère que pour lui dire du ton le plus tranquille : — Quel enthousiasme ! Mon cher ami, M me d’Azado n’est point un rêve, elle n’est point une fille de la nuit éternelle, il fait grand jour chez elle ; elle raisonne, elle a les idées fort nettes et sait à merveille ce qu’elle veut.

Randoce haussa les épaules et répondit en se retirant : — Dormez votre sommeil de marmotte, grand de la terre ! Le poète va travailler. Cette nuit du moins, il sera plus heureux que vous. — Jusqu’au matin, Didier l’entendit aller et venir dans sa chambre, ce qui prouve que ni l’un ni l’autre ne dormit guère.

Pendant trois semaines, Randoce fut passionnément amoureux de Mme d’Azado. On eût été mal venu à lui soutenir le contraire. Il avait tous les symptômes du mal ; il ne ressemblait plus à lui-même, il avait perdu le boire et le manger, ne se nourrissait que de pure ambroisie, et, ce qui est un indice plus sûr, il n’avait plus de haine au cœur, ayant presque oublié que Didier était son frère. Amoureux ou non, il faut convenir qu’il était affamé de Lucile ; le jour et la nuit, il y rêvait, et ses réveils étaient terribles, comme