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loux du chemin. Didier ne le suivit pas, il resta immobile au milieu du sentier, se remettant à grand’peine de son saisissement et l’esprit perdu dans mille suppositions absurdes. Il ne voyait plus ni le torrent, ni les pins, ni les roseaux. Il était sur la terrasse d’Elseneur.

IV.

Le soleil se couchait quand Didier, qui était revenu lentement sur ses pas, s’arrêta quelques instans sur le pont d’Aygues. Ce pont, qui date du xiv e siècle, étonne par l’originalité de sa construction. Il est formé d’une seule arche en dos d’âne hardiment jetée sur le large lit de la rivière, et dont les pentes rapides sont incommodes pour la circulation des voitures ; en revanche, l’effet en est pittoresque. Didier s’accouda sur le parapet et contempla tour à tour les deux rives de l’Aygues, l’une que bordent des prairies artificielles plantées de mûriers, l’autre dominée par les précipices du Guard, dont les oliviers étaient imprégnés d’une poussière d’or. La lune apparaissait au travers de longues nuées roses. La rivière, qui laissait à nu les trois quarts de son lit, cherchait paresseusement son chemin au milieu de ses îlots de sable et de gravier, dessinant ici de grandes flaques moirées qui semblaient dormir à l’ombre des berges, là de petits filets d’eau courante où se reflétaient les teintes chaudes du ciel. Les lointains étaient à la fois doux et nets. Sur les vapeurs embrasées de l’horizon, les hauteurs qui accompagnent le cours du Rhône détachaient des dentelures du plus pur profil. Didier admirait tout cela ; il se plaignait seulement que la rivière fût troublée dans son repos par des bruits et des voix. Une troupe d’enfans courait sur les galets en poussant de grands cris, et deux gros chiens hurlaient après eux ; des lavandières s’escrimaient de leur battoir, auquel répondaient des piaillemens de coqs et le claquet d’un moulin. Tous ces bruits discordans contrastaient avec le silence des choses et avec les grandes harmonies tranquilles de la lumière. C’est du moins ce que pensait Didier.

Le roulement d’une voiture lui fit retourner la tête. Une élégante calèche venait de gravir rapidement l’une des pentes du pont. Arrivé au point culminant, le cheval prit peur, se cabra, fit mine de s’emporter. Le cocher, jeune rustaud tout neuf dans son métier, ne savait à quel saint se vouer et aggravait le danger par sa gaucherie. Didier se jeta d’un bond à la tête du cheval, réussit à le contenir, et l’accompagna en le tenant par la bride jusqu’à l’extrémité du pont. Là, faisant volte-face, il regarda dans l’inté-