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venir passer une journée à Nyons. Il lui offrait l’hospitalité dans le plus beau château du monde, où elle serait reçue en princesse. Il voulait conclure avec elle un traité de paix et d’amitié, et lui promettait qu’en retour de sa complaisance il lui ferait hommage de trois chansonnettes de haut goût qu’il avait composées pour elle.

Le surlendemain, il se rendit aux Trois-Platanes. Mme Bréhanne, qui était restée trois jours sans voir son héros, le reçut avec de grands empressemens mêlés de langoureux reproches. Il répondit avec froideur à ses agaceries. Il était distrait, préoccupé. Il pensait à Carminette, à ses airs dégourdis, fringans, poétiquement effrontés, à son audacieuse démarche de chat sauvage, à ses yeux émerillonnés qui jouaient de la griffe, aux folles inventions dont elle assaisonnait le plaisir ; il croyait revoir cette fille étonnante, ce sublime laideron, ce chérubin d’enfer, comme il l’appelait, — et dans ce moment Mme Bréhanne lui paraissait une coquette vulgaire ; peu s’en fallait qu’il ne la trouvât laide.

Mme d’Azado arriva comme il se disposait à partir. Il s’était juré de ne la plus trouver belle ; à sa vue, il éprouva malgré lui un tressaillement. En vain il l’examina avec des yeux dénigrans, la fit passer par l’étamine ; sa beauté sortit victorieuse de cette épreuve. Il crut s’apercevoir qu’elle avait dans le teint, dans le regard, une animation qui ne lui était pas ordinaire ; d’heureux pressentimens, de secrètes espérances répandaient une clarté sur son visage. Que cette femme ne fût pas à lui, il s’y résignait encore ; mais qu’elle pût être à un autre… Le démon de la jalousie le mordit au cœur, et il lui vint une méchante pensée.

Mme d’Azado lui demanda s’il avait reçu des nouvelles de Didier.

— Non, madame, lui répondit-il. Didier est peu écrivant, comme il est peu parlant. Je ne sais ce qu’il est allé faire à Avignon. Malgré notre intimité, je ne le questionne sur rien. Il est mystérieux en diable, ne dit ses affaires à personne, et je ne puis le voir sans penser à ce mot de l’Écriture : « les ténèbres régnaient sur la face de l’abîme ; » ce qui ne m’empêche pas de lui être fort attaché. Jamais abîme ne fut plus aimable.

— On voit en effet que vous parlez de lui en ami chaud, lui répondit Lucile avec un peu de hauteur.

— Eh ! madame, qui peut prétendre à la perfection ? Je lui pardonne son excessive réserve comme il me pardonne mes étourderies. Un échange de petites indulgences entretient l’amitié.

— Cependant vous n’ignorez pas tout, dit Mme Bréhanne. Vous savez sans doute le fin mot de la tragique aventure de Rémuzat. On assure que vous étiez sur les lieux.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, répondit-il d’un air discret.