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pays important et les monumens d’une capitale. C’est ainsi que, dans un temps d’éparpillement intellectuel et de conflits politiques, dans un pays morcelé, Cornélius a pu écrire quelques-unes de ces pages qui s’imposent à l’attention de tout un peuple, et que les étrangers mêmes ne peuvent ignorer. Les peintres dont nos voisins sont le plus justement fiers ne nous sont d’ordinaire connus qu’à demi ; la plupart de leurs tableaux, ensevelis au sortir de l’atelier dans le secret des maisons particulières, échappent à nos regards. Les œuvres de Cornélius, rassemblées à Munich et à Berlin, accessibles à tous les yeux, visitées du matin au soir par la foule sans cesse renouvelée des touristes, ne sauraient être complètement inconnues d’aucun homme amoureux des beaux-arts. On peut parler de cet artiste avec l’assurance d’être compris et apprécier en connaissance de cause l’action qu’il a exercée comme la valeur des travaux dont il a doté son pays.

Plus jeune de deux années seulement que M. Ingres[1], Pierre Cornélius l’a suivi dans la tombe à quelques mois seulement d’intervalle, et la mort en rapprochant leurs noms fait éclater à la fois la différence de leur génie et l’analogie plus profonde encore de leur caractère. Les différences se résument dans l’amour religieux de la forme particulier à M. Ingres, tandis que la pensée était pour Cornélius l’objet d’un culte presque exclusif ; l’analogie, le trait commun et dominant de leur carrière à tous deux est la poursuite imperturbable d’un même dessein, la fermeté des vues, la conviction. Les biographies n’ont parlé jusqu’ici du peintre allemand qu’avec une réserve qui m’a causé plus d’un regret. Le détail de sa vie intime et de ses relations si nombreuses ne saurait manquer, lorsqu’il sera mieux connu, de nous apporter de grandes lumières ; nous en savons assez toutefois pour nous faire dès à présent une juste idée de la foi sérieuse qu’il a portée dans l’exercice de son art. Attaché d’une conviction ardente aux principes les plus élevés, il a mis à les appliquer une volonté qui n’a jamais fléchi, et que de choses pourtant auraient pu l’ébranler ! Il a vu l’art dégénérer autour de lui en un luxe vulgaire et en un moyen de fortune. Il a vi l’ironie érigée en système et entendu proclamer la souveraineté de la fantaisie, gage suprême du génie autorisé à se jouer et des sujets qu’il choisit et de la nature qu’il interroge et des idées dont il s’inspire et de lui-même. Salué comme un rénovateur sans rival, il a gardé pendant un quart de siècle la primauté incontestée dont il avait été d’abord investi ; puis l’opinion publique s’est

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril, le travail de M. H. Delaborde sur Jean-Dominique-Ingres.