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non plus qu’à l’instar de l’autruche elle se servît de ses ailes pour mieux courir. Je vous remercie de m’avoir averti.

M. Patru leva les bras au ciel. — Malheur aux ironiques ! s’écria-t-il d’un ton de prophète. Tôt ou tard ils regretteront ce qu’ils auront méprisé.

Les soupçons qu’avait conçus Didier furent cause que, son inquiétude triomphant de son indifférence, il s’occupa beaucoup de sa cousine comme on s’occupe d’un danger. Pour s’excuser à ses propres yeux, il se disait que le jour où M. Patru se présenterait au Guard en costume de cérémonie et lui demanderait : Quelles objections pouvez-vous faire à ce mariage que désirait votre père  ? il serait bon d’avoir quelque chose à lui répondre.

Un soir, Didier tira de son secrétaire un cahier auquel il confiait quelquefois ses pensées, et, comme un avocat qui jette sur le papier quelques notes pour un plaidoyer, il écrivit ce qui suit :

« J’ai vu aujourd’hui Mme  d’Azado pour la cinquième fois depuis son arrivée. Nous avons causé maçons comme à l’ordinaire, et puis poésie, peinture, que sais-je encore ? Quand je dis : nous avons causé, — elle m’a questionné, j’ai répondu. Si j’avais été sûr qu’elle ne voulût que m’étudier, je n’aurais plus trouvé un mot  ; mais elle prétend qu’à Lima, pendant quinze ans, elle a dormi. L’air natal l’a réveillée, elle veut rattraper le temps perdu et se débrouiller un peu de ses ignorances. Que n’a-t-elle sous la main un autre instituteur que moi! J’aime la musique, mais s’il me fallait en parler pendant un quart d’heure chaque jour, je la prendrais bien vite en dégoût. À quoi sert de parler ? Est-il dans ce monde deux âmes qui s’entendent, deux esprits pour qui les mots aient le même sens ?

« Mme  d’Azado a du charme, c’est une justice qu’il faut lui rendre. Ce charme tient surtout à un singulier contraste qui est en elle. Grande, bien faite, d’une taille et d’un port de reine, la tête magnifiquement couronnée de la plus belle chevelure du monde, il lui serait facile d’avoir l’air imposant ; facilement aussi elle aurait l’air moqueur ou sévère, elle entend la raillerie et ne ménage pas les gens et les choses qui lui déplaisent. Quand on la met sur ce chapitre, elle a des vivacités de geste tout à fait parlantes, une certaine façon de lever le bras et de le laisser retomber qui exprime à merveille le poids écrasant du mépris. Et cependant il y a une exquise douceur répandue dans toute sa personne ; on lui en sait gré parce qu’il semble qu’elle pourrait être autrement, qu’elle est faite pour avoir des hauteurs, que, née pour intimider, elle a la crainte continuelle de déplaire. Ce charme de douceur dont elle est comme imprégnée se marque surtout dans le son de sa voix et