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de cet empire que préjudiciable aux intérêts de l’Europe. C’est sûr cette page trop peu connue de l’histoire contemporaine, — de l’histoire d’hier et d’aujourd’hui, — qu’on voudrait attirer l’attention dans le récit qui va suivre. Peut-être cette étude ne manquera-t-elle pas tout à fait d’intérêt ; elle remplira dans tous les cas une lacune sensible dans les informations qu’on a généralement sur l’état des peuples de l’est et du nord, et montrera une des faces les plus menaçantes et les plus voilées du grand problème européen.


I

Dans une récente discussion de la chambre française, le principal ministre n’a pas hésité à déclarer que la journée du 4 juillet 1866 « a été une journée pesante pour les hommes qui appartenaient au gouvernement, une journée d’angoisses patriotiques. » Pareilles angoisses agitèrent à ce moment et en sens divers plus d’un homme d’état, plus d’un pays, et la Russie ne fut pas la dernière à mesurer d’un regard inquiet les suites probables de la fatale campagne de Bohême. Les prodigieux succès militaires de la Prusse, ses envahissemens et annexions, ne pouvaient que faire une vive impression sur un peuple voisin, aux ambitions vastes et séculaires, si jaloux de sa position dans le monde, si constamment dominé par l’esprit de conquête. L’impression fut toutefois loin d’être hostile à M. de Bismark et au nouvel ordre de choses qui allait s’établir, bien que certains esprits raffinés à Paris se fussent alors ingéniés à démontrer que la Prusse agrandie et maîtresse de toute l’Allemagne deviendrait forcément l’alliée naturelle de la France, le bouclier resplendissant de la civilisation et l’ennemie implacable de la Russie. « C’est là une prophétie que fera encore un jour le grand Merlin, car moi je vis plusieurs centaines d’années avant lui,… » dit quelque part dans le Roi Lear le clown aux profondes boutades. La Russie pensa exactement comme le fou judicieux de Shakspeare ; elle renvoya aux siècles futurs les grands Merlins de la « politique de l’avenir ; » elle s’en tint au présent et se contenta de se demander si la bataille de Sadowa ne venait pas de livrer décidément l’Europe centrale aux Hohenzollern et l’Europe orientale aux Romanov ?… « La Prusse à ses plans arrêtés, écrivait déjà le 10 décembre 1829 le comte Nesselrode dans une dépêche confidentielle demeurée célèbre, et l’objet de son ambition est à sa portée. Ce n’est pas la Russie qui pourra souffrir de ses projets ; elle restera libre et maîtresse d’accomplir ses propres résolutions : .. » Telle fut la pensée intime du cabinet de Saint-Pétersbourg du temps même de l’empereur Nicolas, le champion déclaré de la légitimité et de l’ordre, et certes