Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prêt à prendre son vol… » Sur quel point du monde « gréco-slave » va-t-il d’abord fondre, ce grand aigle du Caucase ? Sur les plaines de la Galicie ou bien sur les rives du Danube ?…

En rendant compte d’une exposition aussi étrange, les écrivains, russes n’ont jamais négligé de se prémunir par un odi profanum vulgus, de déclarer au préalable que ce magnifique spectacle serait tout à fait incompréhensible, demeurerait lettre close pour l’homme occidental, le nourrisson rachitique de la civilisation latino-germaine ; seul le cœur slave, cœur grand et vierge, était capable d’en ressentir la beauté, d’en admirer les merveilles, d’apprécier aussi tout ce que le manège de Moscou recelait de trésors « pour l’histoire, la géographie, la géologie, l’ethnologie, l’archéologie, et en général pour les sciences et les arts, » — pour les arts surtout ! L’art, paraît-il, le grand art, l’art slave est dans le marasme, — ainsi l’affirmait du moins « l’éminent » professeur Ramazanov dans un travail tout spécial qui étudiait l’exposition au point de vue de l’esthétique. Il développait cette idée, « qu’en copiant servilement les produits de l’art occidental, qui n’est à son tour qu’une imitation, des anciens Romains et Grecs, les Slaves s’éloignaient de plus en plus du véritable but que doivent chercher ces produits en perpétuant la mémoire des grands hommes et des grands événemens. » Une muse debout sur un piédestal, est-ce bien là le monument qu’on aurait dû élever au plus grand historien de la Russie, et le peuple de Simbirsk, « en contemplant cette grande femme avec sa trompette et son livre, » n’a-t-il pas quelque raison d’y voir plutôt une veuve Karamzine ? Et la statue de Derjavine à Kazan ? Cette figure immense à moitié nue, tenant une lyre d’une main et un plectrum de l’autre, et que les habitans prennent pour un ancien khan tartare, elle ne ressemble aucunement au Derjavine qui est dans la mémoire de tous « avec son bonnet sur la tête et sa pelisse de boyard. » Qui donc reconnaîtrait Lomonossov dans le groupe qui lui a été consacré à Arkhangel ? « Qu’on mette à ce Lomonossov la chemise et le large pantalon du paysan russe, qu’on jette à ses pieds un baril et un filet de pêcheur, et le dernier gamin d’Arkhangel ou des villages d’alentour saluera tout de suite son célèbre compatriote ! » Et ce Souvorov devant le pont Troïtzkoï à Saint-Pétersbourg en armure de chevalier allemand ! « je m’étonne que ce célèbre héros, qui exécrait l’Autriche, ne sorte pas de sa tombe pour arracher de sa statue cette armure détestée et la jeter dans la Néva ! » Ainsi, poursuivait encore longtemps le Winckelmann boréal pour conclure à la fin par cette radieuse espérance, que l’exposition ethnologique, en mettant devant les yeux des artistes tant de « types » slaves variés et saisissans (des types en carton et en cire !), les ramènerait à la nature, à la réalité, aux principes