Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/874

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appliqué un cilice aux pointes aiguës, que chaque mouvement fait pénétrer dans la chair. Ne sont-ils pas tous plus ou moins atteints de folie ces « tourmenteurs d’eux-mêmes ? » Elle est rare, je le sais bien, cette sublime folie, elle est rare surtout dans l’ordre de la politique et de l’action ; c’est pourtant l’honneur de notre race qu’elle puisse se rencontrer même chez les esprits les plus pratiques et à côté de la raison la plus ferme. Tel fut le mal du comte Stéphan Széchenyi. La lésion profonde qui a bouleversé cette nature énergique, s’il faut l’indiquer par une formule, on peut l’appeler le remords de l’innocent.

Ce fut dans les premiers jours du mois de septembre que son exaltation devint pour ses amis un sujet d’inquiétude. Sa famille, qui ne pouvait prévoir une telle catastrophe, avait quitté Pesth depuis quelques semaines. Il était seul aux prises avec sa conscience exaspérée. Un médecin habile, M. Paul Balogh, averti bientôt par les serviteurs du comte, ne le perdit pas de vue. Il était manifeste que cette haute raison avait été blessée profondément. La brusquerie des gestes, l’incohérence des paroles, tous ces signes d’une agitation que justifiaient les préoccupations publiques ne tardèrent pas à se compliquer de symptômes plus graves : obsédé par des fantômes, il jetait subitement de grands cris et se précipitait contre un ennemi invisible. M. Balogh le décida, non sans peine, à s’éloigner du théâtre de la lutte. « Quitter Pesth ! s’écriait-il, mais je suis ministre du royaume de Hongrie, je ne puis abandonner mon poste. Il s’agit bien de repos quand l’ennemi est là ! lui Le médecin profita cependant d’une heure de défaillance, et réussit à l’emmener. Le but du voyage était une maison de santé située à quelque distance de Vienne, le célèbre hospice de Döbling ; un air pur, des soins attentifs, une installation comfortable, surtout le calme le plus profond, voilà ce que le comte devait trouver dans cet asile. On avait pensé que l’atmosphère de la Hongrie ne lui convenait plus ; le moindre souvenir des Magyars ne devait-il pas réveiller ses angoisses ? On partit donc ; quel voyage ! quel martyre ! La raison, avant de succomber, se débattait contre le mal aggravé d’heure en heure, et on devine alors avec quel désespoir l’illustre patient s’attachait à ce sol de la patrie où il voulait mourir. A Vörösvár, il descendit de voiture, et, trompant la surveillance de son guide, il prit sa course à travers champs avec une telle rapidité que ses serviteurs eurent beaucoup de peine à l’atteindre. Il y avait des instans où il songeait à se tuer. On fut obligé de lui arracher un pistolet qu’il avait découvert dans un des caissons de la voiture et qu’il dirigeait déjà contre son front. A Gran, se promenant avec le docteur Balogh dans une allée peu éloignée du Danube, il