Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/875

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’élança brusquement, franchit la distance qui le séparait de la rive et se précipita dans le fleuve la tête la première. Un gros navire descendait le courant ; aux cris du docteur, un bateau de sauvetage se détache, et le malheureux est ramené sur le bord. Sans ce secours inattendu, le comte Széchenyi, le créateur de la navigation du Danube, s’ensevelissait dans le fleuve auquel son nom est attaché par de si glorieux souvenirs. A. Wieselburg, sa tête était en feu ; il échappa encore à ses gardiens et se mit à courir par les rues de la ville en criant : Je brûle ! je brûle ! Le délire commençait, un délire si furieux qu’il fallut le lier avec force pour le ramener dans la voiture. Des compresses froides sur le front le calmèrent un peu, et il put achever assez paisiblement son voyage ; mais, à peine installé à Döbling, la fièvre éclata plus violente que jamais.

Les premières journées furent humbles. On ne pouvait le protéger contre lui-même qu’en l’enchaînant à son lit. Dès qu’il se sentait libre, il s’élançait sur la muraille pour s’y briser la tête. L’idée qu’il était seul responsable des malheurs de sa patrie, cette idée avec laquelle il s’était si cruellement persécuté pendant des semaines d’insomnie et qui avait été la vraie cause de son mal, était le lien unique par où il fût rattaché encore aux choses de ce monde. Toute son énergie morale s’était concentrée dans son remords ; il vivait de cette douleur qui le détruisait et le soutenait tout ensemble. Parfois aussi une autre pensée traversait l’esprit du malade ; il se disait sans doute que sa faute ne le dispensait pas de combattre jusqu’à la fin, qu’il avait encore des devoirs à remplir, qu’il ne fallait point laisser le champ libre aux ennemis provoqués par son imprudence, et alors, s’adossant à la muraille et raidissant ses bras, il attendait de pied ferme je ne sais quel adversaire invisible. Était-ce la révolution ? était-ce l’armée autrichienne ? A coup sûr il n’en savait rien ; il avait seulement cette idée que la Hongrie était menacée de mort, et que tous ses enfans la devaient défendre.

À cette fièvre de l’âme déchirée, ajoutez l’excitation des bruits extérieurs. C’est en vain qu’on lui avait cherché un asile loin du champ de bataille de la Hongrie ; la guerre était à Vienne comme à Pesth, et la voix du canon se mêlait au délire du malheureux Széchenyi. C’était le moment où le prince Windischgraetz assiégeait dans la capitale de l’empire l’insurrection victorieuse ; il occupait avec une douzaine de mille hommes les hauteurs voisines de Vienne, et attendait que Jellachich vînt se rallier à lui. Il y eut là une heure décisive qui aurait pu forcer le gouvernement autrichien à capituler. Jellachich, désavoué par son souverain dans ce qu’on appelait le différend hongro-croate, c’est-à-dire dans ses entreprises