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confidences ? On le nomme Aurèle de Kecskeméthy. Je n’ai pas à dessiner cette figure au moment où je l’introduis dans mon tableau ; le pèlerin de Döbling s’est peint lui-même en quelques lignes. Seulement la franchise de ses aveux communique à sa narration un intérêt dont il ne semble pas se douter. Si humble que fût la personne de M. de Kecskeméthy, il représente ici toute une part, une grande part de la société hongroise en 1857. L’ancien étudiant patriote et révolutionnaire devenu un des douaniers de la pensée humaine, au service du gouvernement qui écrase son pays, ce censeur comfortablement installé dans sa besogne, cet épicurien cosmopolite savourant l’amertume de sa honte, et tout prêt, quoi qu’il en dise, à rouvrir avec joie ses blessures mal fermées, quel type que celui-là ! Quelle image de l’étouffement de la Hongrie, de ce levain indestructible s’agitant toujours, malgré tout, au cœur même de ceux, que l’on croit morts ! C’est là, je n’en doute point, ce qui frappa Széchenyi ; c’est pour cela qu’il voulut voir à Döbling ce Hongrois d’avant le déluge transformé en censeur autrichien. Journaliste enthousiaste à vingt ans, tour à tour passionné pour le grand Magyar ou irrité de sa modération, maintenant dégrisé, désarmé, déchu, M. de Kecskeméthy entre donc avec une émotion facile à concevoir dans la retraite du glorieux malade. Széchenyi va-t-il lui adresser une de ces paroles sarcastiques dont il avait le secret ? Même dans ses complimens, n’y aura-t-il pas quelque allusion vengeresse ? Non, Széchenyi connaît ses compatriotes, il a deviné dans celui-ci le cœur sous la livrée. Il l’interroge, il le fait parler, il le réconcilie avec lui-même, le censeur viennois va : devenir un des intimes confidens du solitaire de Döbling, et bientôt ce sera le malade qui aura guéri l’épicurien. N’est-ce pas là, je le demande, une sorte de symbole historique ? N’est-ce pas la Hongrie des quinze dernières années, cette Hongrie résignée en apparence à la mort, et qui va être éveillée, stimulée, avertie des choses de l’avenir, par le comte Széchenyi ?

Dès ce premier entretien du comte avec le censeur autrichien, comme il juge avec une sagacité inexorable le système de M. de Bach ! Sa parole est aussi mordante que sa raison est ferme ; il grave d’avance au burin les arrêts que rendront les événemens. « Cette force de pensée ne me surprenait pas, dit M. de Kecskeméthy, dont je résume ici les impressions ; je savais bien que la netteté extraordinaire de son intelligence n’avait jamais été détruite par ses souffrances mentales, qu’elle était plutôt la cause de sa maladie, l’aliment dont cette maladie se nourrissait ; il avait trop prévu, trop deviné, trop longtemps supporté par avance le fardeau des souffrances de tous ; c’est sous ce poids énorme qu’il avait succombé. Une chose qui m’étonnait bien autrement était de le voir