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initié à une telle multitude de détails : il voyait tout de haut et savait tout par le menu ; grands faits, petits incidens, anecdotes de la cour, propos de salons, intrigues de bureaux, il n’y avait rien à lui apprendre. Il connaissait même les principales productions de la littérature européenne ; quant à l’Autriche, à la Hongrie, il avait lu et annoté tout ce qui s’y imprimait. Il suivait d’un œil attentif la presse politique étrangère ; telle brochure interdite au public autrichien s’était trouvée entre ses mains avant d’être parvenue devant mon tribunal. Tout l’intéressait ; il voulait tout savoir, et véritablement il savait tout. Sans parler des journaux et des livres qu’il dévorait sans cesse, il mettait à profit ses nombreuses relations dans tous les rangs de la société autrichienne et hongroise ; chaque visiteur devait lui payer tribut. »

Parmi ces visiteurs, il y en a un dont le souvenir fut particulièrement doux au solitaire. Un jour, son valet de chambre, le vieux Brach, lui annonce qu’un soldat demande à lui parler. « Un soldat ? A-t-il dit son nom ? — Il s’appelle Joseph ; c’est ce nom qu’il m’a dit d’annoncer. — Joseph ! Le comte interroge sa mémoire, et croit enfin qu’il s’agit de quelque ancien serviteur dont la visite n’est peut-être pas tout à fait désintéressée. — Eh bien ! fais-le entrer. » La porte s’ouvre, et Széchenyi reconnaît son altesse impériale l’archiduc Joseph, fils de l’ancien palatin de Hongrie, du noble chef qui avait été jadis pour le grand Magyar, à travers les dissentimens inévitables, un loyal frère d’armes et de patriotisme. Le solitaire est ému, il s’incline, il remercie son altesse… « Laissez là les titres, mon cher comte, et dites-moi tu comme autrefois, quand vous me faisiez sauter sur vos genoux. » La glacé est rompue, le vieillard et le jeune prince remontent ensemble le cours des années heureuses ; quelle joie de réveiller ces souvenirs du pays ! car le palatin aimait la terre magyare comme sa véritable patrie, et la langue hongroise remise en honneur par Széchenyi avait été la langue maternelle de ses enfans. Quelle joie de parler encore l’idiome natal ! Que de confidences discrètes ! Quels témoignages de sympathie réciproque ! Quel soin d’éviter de part et d’autre ce qui aurait pu troubler les images délicatement évoquées ! Ce fut une vision lumineuse dans la retraite désolée du songeur.

Le soir même ou le lendemain, Széchenyi racontait la scène à M. de Kecskeméthy. Si tous les pèlerins de Döbling, des plus grands aux plus humbles, publiaient leurs souvenirs particuliers, nous aurions sans doute bien des détails intéressans sur les dernières années du comte ; je ne crois pas cependant que ces récits pussent rien ajouter d’essentiel aux notes du pauvre censeur autrichien. C’est M. de Kecskeméthy qui a été, de 1857 à 1860, le témoin le plus assidu de sa vie. Revenez bientôt, lui disait le comte, chaque