Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/915

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui aurait fait découvrir une appréhension poignante, celle de se retrouver en face de Madeleine à présent qu’il la savait irrévocablement perdue pour lui.

On pourrait croire qu’en ne le voyant pas reparaître chez elle, lady Muriel prit quelque souci de cette nouvelle attitude. Ce serait mal connaître cette femme avisée et patiente, à qui donnait toute confiance la réussite longtemps attendue de ses profondes combinaisons. Le mariage de Madeleine était un point gagné, dont elle appréciait toute l’importance. Le changement de position qui, libérant Wilmot de l’esclavage professionnel, devait tôt ou tard l’attirer dans le monde où elle régnait était encore un incontestable profit, un encouragement donné à certaines espérances, indéfinies, flottantes, inavouées, au sein desquelles sa pensée se berçait en essayant de ne s’y arrêter jamais, rêves à demi volontaires d’où elle sortait avec des tressaillemens de peur et de remords, depuis quelque temps devenus les grandes émotions de sa vie intime. Un jour notamment que le hasard d’une visite lui avait fait rencontrer chez une amie commune mistress Prendergast, et que ces deux dames, présentées l’une à l’autre pour la première fois, avaient longuement causé de Wilmot, de son veuvage, de la femme qu’il avait eu le malheur de perdre, lady Muriel sortit de là singulièrement impressionnée. Au parc, où sa calèche la menait, et tandis qu’elle répondait exactement par un gracieux geste de tête aux nombreux saluts qui lui arrivaient de tous côtés, voici à peu près le monologue intérieur qui absorbait ses pensées. — C’est un caractère, cette mistress Prendergast… Quant à l’autre, à cette pauvre morte, elle devait être bizarre, en somme peu intéressante, j’en suis sûre… Jamais, que je sache, il ne m’a parlé d’elle. En général, comme il parle peu de lui, quelle discrétion sur ce qui l’entoure !… Oh ! oui, ce devait être une ennuyeuse et vulgaire créature, une triste compagne pour un homme de ce mérite… Incroyable, tout ce qu’on voit en fait de mariages mal assortis !… Mais il est bien autrement inouï (et les beaux sourcils noirs de lady Muriel se froncèrent ici sur ses yeux bruns) qu’un homme pareil ait fait son idole d’une gentille petite poupée comme Madeleine… Ah ! grands dieux, quand je pense à ce qui aurait pu arriver, si ce vieux Foljambe était mort quelques semaines plus tôt !… Eh bien ! après ?… Il n’aurait pas osé la demander encore… Non ; mais il aurait pu pressentir Kilsyth et solliciter une année de délai… Quel danger, et que je suis aise de n’avoir pas eu à m’en préoccuper !… Ronald, il est vrai, m’eût servi de barrière ; mais dans une question où le bonheur de Madeleine était en jeu, qui sait si Ronald se fût fait écouter de Kilsyth ?… A présentée n’ai plus peur de rien ; il n’est pas homme à s’occuper d’une femme capable d’épouser Ramsay Caird, et, si par hasard elle lui avait laissé