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prête à se répandre. Par ce que les opulens ont eu à souffrir de la solitude, jugez de ce qu’y doivent endurer les misérables. L’Indien n’existerait pas, si la nature, en lui refusant la prévoyance, ne lui avait donné un corps capable de supporter la faim et la fatigue.

On est bien aise de trouver dans un livre sans prétentions philanthropiques un compte favorable du caractère de ces pauvres Indiens que la civilisation fait fuir devant elle. Lord Milton et M. Cheadle ont remarqué que dans les crises de famine les hommes étaient plus amaigris et plus exténués que les femmes et les enfans ; les derniers morceaux sont toujours donnés au plus faible. Dans les plus grands froids, ils ont vu des enfans se dépouiller de leur couverture pour la joindre à celle qui protégeait leur père endormi et lutter contre la fatigue et le sommeil pour entretenir le feu. Jamais un trappeur ne visite les piéges tendus par un autre ; jamais un chasseur ne s’empare de la pièce qu’un autre a blessée. Pendant les six mois qu’a durés ce long hivernage, la hutte des Européens est restée souvent sans autre protection que la foi publique ; aucun larcin n’a été commis. Un Indien se présente à la hutte en l’absence des Européens ; un morceau de viande est sur la table ; l’indien n’a pas mangé depuis trois jours, et le morceau de viande n’est pas touché. Ces sauvages, esclaves de l’étiquette en face du public, sont, dans la vie familière, rieurs et presque aimables. Ils se moquent à cœur-joie des Européens, qui, avec des jambes de même longueur, font des enjambées d’un tiers plus courtes que celles des Indiens, et qui, au lieu de marcher droit devant eux dans l’obscurité, tournent en rond parce qu’ils inclinent toujours à gauche. Cela fait compensation pour l’incurie, l’ivrognerie et la passion du jeu. Qui pourrait d’ailleurs attribuer à une perversité de race les vices des Indiens ? L’incurie n’est-elle pas dans tous les pays la compagne de la misère ? L’Indien ne s’enivre pas par gourmandise ; il s’enivre pour perdre le souvenir de ses maux. Peu lui importe le goût de la liqueur ; il demande seulement qu’elle contienne assez d’alcool pour prendre feu, d’où lui vient le nom d’eau de feu. Lorsque la vie tout entière est un jeu à outrance, il est naturel qu’on aime à jouer d’un seul coup toutes les bonnes et toutes les mauvaises chances de la vie. De même que l’ivrognerie, le jeu n’est pas pour les Indiens un passe-temps ; ils jouent jusqu’à ce que l’un des joueurs ait perdu tout ce qu’il possédait, et les spectateurs montrent un intérêt égal à celui des acteurs. Toutefois il est difficile de croire avec M. Cheadle que les qualités des Indiens viennent de ce que, dans leur enfance, on les laisse des journées entières immobiles et entourés de mousse dans un berceau que la mère suspend à un arbre ou porte à son cou, ce qui leur apprend la patience, source de toutes les vertus indiennes. Je serais plutôt