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Les voyages de printemps sont pénibles au nord-ouest de l’Amérique à cause du grand nombre de rivières et de ruisseaux grossis par la fonte des neiges. Toutefois, la difficulté du passage des rivières laissée de côté, le trajet du fort Carleton au fort Edmonton ne fut pas sans agrément. On eut des rencontres intéressantes. On fit connaissance avec le grouse de la prairie, oiseau bizarre qui se sert de ses pattes plus que de ses ailes, et qui, d’après nos voyageurs, a une singulière habitude : chaque soir, les grouses se réunissent à un lieu de rendez-vous et s’y livrent à une danse effrénée. Pendant que les uns battent des ailes en guise de musique, les autres tournent rapidement en rond ; puis chacun, changeant de place, fait avec son voisin une sorte de chassé-croisé. On rencontra aussi une troupe d’hommes de la compagnie. Leur moyen de transport pour le bagage était des plus primitifs : deux perches d’égale longueur reliées à une de leurs extrémités, les bouts écartés traînant à terre, les bouts unis reposant sur le dos d’un chien. C’est ainsi que ces gens parcourent dans des pays déserts des distances de cinq et six cents lieues. Enfin, grâce à une trêve momentanée entre les Indiens Cree et la tribu des Pieds-Noirs, nos voyageurs purent voir au fort Pitt une des nations indiennes alliées des Sioux. Ils furent frappés de la noblesse du maintien des Pieds-Noirs et de la propreté de leurs vêtemens, comparés à ceux des sujets de la compagnie. La paix ne paraissait pas devoir durer longtemps, et comme les Pieds-Noirs et les Sioux, quand ils ont vendu des chevaux, sont ensuite pris de chagrin et ont l’habitude de voler l’acheteur pour rentrer dans leur propriété, on passa sur la rive droite du Saskatchewan pour se rendre à Edmonton.

Quel spectacle s’offre aux regards à Edmonton et dans le pays du Saskatchewan ! On y voit, dans sa grâce et sa tranquillité, le vieux Canada français, le Canada du temps de Montcalm. En faisant quatre ou cinq cents lieues vers l’ouest depuis le fort Garry, on recule d’un siècle en arrière. Ici tout est canadien : Compagnie de la baie d’Hudson, demi-sang français et Indiens francisés. Les colons n’ont pas pénétré jusque-là, les mineurs sont de l’autre côté des Montagnes-Rocheuses, et les Indiens, au lieu d’avoir été rejetés par le contact des civilisés dans une vie sauvage dégradée et servile, ont été appelés à la civilisation par les enseignemens de la religion catholique. Ne cherchez pas le tumulte et le mouvement d’une ville. Le fort Edmonton est un fort comme les autres comptoirs de la compagnie ; seulement il est plus grand, et possède un moulin à vent, une forge et un atelier de charpente. Trente familles d’employés de la compagnie habitent l’intérieur. Au dehors campent cent ou deux cents demi-sang et Indiens aux gages de la compagnie en qualité de chasseurs, et une flottille de bateaux construits